1.2.7. Bekri.

Bekri est âgé de soixante ans. Il a dix enfants issus de quatre mariages. Il est Français d’origine algérienne. Il n’est pas retourné en Algérie depuis trente-deux ans.

Bekri aura une demi-heure de retard à notre entretien. L’odeur de l’alcool est manifeste. Bekri le reconnaît : il va mal. « L’alcool ne me calme pas assez, dit-il. ». Il poursuit en disant que le prochain calmant sera la corde qu’il se mettra au cou… et il montre la base de son cou. La situation qu’il expose est lourde : difficultés financières, surendettement, l’huissier lui a enlevé le compteur d’eau. Pas d’aide ni d’assistance sociale selon lui. Les dettes s’accumulent. Et Bekri a deux pensions alimentaires à payer.

Dans cette situation, Bekri boit car ça lui « fait du bien. Ca me permet d’oublier, ça m’évite de penser. ». Pourquoi ? Parce que sa jeune femme lui fait des reproches sans cesse. Au milieu de cette situation, il y a une petite fille de quatre ans : « J’adore la petite fille avec qui je suis actuellement … parce qu’elle est jeune, elle dit : « Papa, papa ! Et elle me verse à boire ! … Une fois que j’étais saoul, je n’arrivais pas à tenir la bouteille, c’est elle qui a versé dans mon verre … Elle me voit boire. C’est comme ça. ».

Ces propos de Bekri nous inquiètent fortement. Outre l’étrange « avec qui je suis actuellement… », cette relation avec cette petite fille de quatre ans autour de l’alcool nous interroge vivement. Bekri continue : « Quand elle va aux toilettes, quand elle fait caca, elle m’appelle, pas sa mère. Je lui fais prendre son bain. Le matin, je m’occupe d’elle. J’aime bien la laver, le matin c’est moi qui l’habille. ».

La façon dont Bekri raconte ces situations, sans distance, sans pudeur, avec une certaine jouissance, nous inquiète encore davantage. Jusqu’où pourrait aller cette relation si empreinte de plaisir corporel, cette relation faite d’une complicité à la fois innocente pour l’enfant et à tendance perverse chez Bekri ? Que cherche-t-il dans cette relation si trouble ? Il en parle comme si c’était elle, l’enfant, sa véritable femme. La petite fille verse du vin à Bekri. C’est elle qui le fait boire. Quel déni de culpabilité ! Quelle manipulation sournoise chez cet homme de soixante-ans ! Bekri a commencé à boire à vingt ans. Une vie facile, des parents affectueux. Un oncle qui l’incite à boire, jeune. L’addiction est ancienne. Pas de passé douloureux, bien au contraire.

Selon Bekri, la violence est seulement présente avec sa dernière femme. Elle lui reprocherait de donner de l’argent aux enfants qu’il a eus avec ses autres femmes. Bekri revient sur ses mariages. Son premier mariage s’est déroulé en Algérie. Il a eu trois enfants de ce premier mariage. Sa première femme n’a pas accepté de le suivre en France où il va chercher du travail. Il est ouvrier tourneur puis chauffeur-livreur à Paris. Son deuxième mariage a lieu en Algérie où il est revenu en vacances. Sa deuxième femme aussi refuse d’aller habiter en France avec lui. Sa troisième épouse vit en France et est d’origine algérienne. Quant à l’épouse actuelle avec qui il est marié depuis six ans, elle a trente-sept ans. Il la décrit comme jalouse et exclusive. Elle refuse la visite des autres enfants et épouses de Bekri. Ainsi, il a été amené à rompre toute relation avec ses enfants.

Bekri possède son propre appartement et son épouse le sien. Cette habitation séparée est nécessaire car les disputes sont fréquentes. Son épouse le met dehors quand il a bu, même si selon lui la boisson le rend gentil : « Je ne suis pas méchant, je rigole beaucoup. Beaucoup de gestes. J’ai le vin gai. Je ne suis contre personne. Moi, quand je bois c’est contre moi-même … Je bois une bouteille ou deux le soir. On discute avec ma femme. On est bien. J’amène du vin. Je bois seul, tout … seul. ». Bekri nous indique qu’il a l’habitude de boire environ seize Pastis. Il va même, s’il n’a pas de Pastis, jusqu’à ingurgiter de l’eau de Cologne « puisque c’est toujours de l’alcool ! ».

Bekri continue : « Là, je me rappelle. Mon fils de dix-sept ans était venu et la petite dernière lui avait versé à boire. Une autre fois, il avait six, sept ans et je lui avais versé à boire. Tu veux boire ça et il a dit oui (rire). Il a tout craché (rire). Il disait mon papa me fait boire et ça l’a dégoûté ».

La similitude des deux situations, l’une où c’est lui qui verse du vin à son fils et l’autre où c’est sa dernière fille qui remplit son office montre une constance de l’alcoolisme dans la vie de Bekri. Notre forte inquiétude résidera dans la répétition du scénario pour la petite dernière. Bekri utilise une relation très proche avec cette enfant pour se déculpabiliser de son penchant alcoolique qu’il exprime sans cesse au cours de notre entretien avec des idées suicidaires.

L’idée de suicide lui vient non pas au moment des disputes mais plutôt quand il est seul, quand les problèmes s’accumulent et le débordent. C’est la petite qui l’empêche de se pendre. Il garde une corde dans son buffet, avoue-t-il. Ce qui l’amènerait au suicide ? « Dès que le cœur est plein. ». Il se remplit tous les jours des soucis, des problèmes … « Le jour où j’en aurai marre de toutes ces lettres qui tombent, je poserai la corde sur le balcon et je sauterai. » Pour calmer ce trop-plein qui risque de déborder, il pense à la petite. « J’en ai marre de tout ça. Je ne me vois pas devenir vieux. ».

Actuellement l’alcool et la petite le protègent du suicide : « Quand on s’engueule avec ma femme, je fais semblant d’aller vers la porte, je lui dis : « Je pars, à demain ! ». Alors la petite, elle court, elle me tient, elle ne veut pas que je parte. Alors elle ferme la porte à clé, et je reste ! ».