1.3.2. La problématique culturelle

Nous pourrions la définir comme la rencontre au sein du couple de représentations et d’attentes contraires entre les partenaires, liées au conflit ou à l’opposition de deux façons de vivre et de penser une même culture, ou deux cultures.

Pour illustrer cette problématique, examinons le cas de Sali.

Sali a épousé une jeune femme qui comme lui a eu une éducation et une origine maghrébine. Sali constate d’abord que la cohabitation du mariage a été le point de départ des disputes. Ensuite, il expose ce qu’on imagine être deux routes divergentes : la sienne, où il était ouvrier à la recherche d’un emploi, le trouvant puis licencié, au chômage. Et celle de sa femme, fort différente. Elle réussit l’entrée à l’école de Police de F., bien loin du domicile conjugal. Elle est au contact d’un milieu masculin, d’une culture qui prône l’autonomie, l’indépendance, le respect des valeurs de travail et de la loi. Le week-end est le moment où ils se retrouvent. Elle cherche à retrouver sa famille, lui cherche sa femme dont il attend qu’elle se glisse dans des rôles traditionnels. Sali aimerait retrouver une certaine image de la femme, issue de la culture patriarcale qui est le creuset de son éducation. Ses attentes sont celles transmises par son éducation et sa culture. J-C. Kaufmann parle de « schèmes infra-conscients résultant d’apprentissages parentaux et éducatifs » (2007, p. 13). Or cela est tout d’abord difficile, puis n’est plus possible. La distance - Sali habite la ville de S. E. et son épouse réside à F., ville située à plus de trois cent kilomètres, durant sa formation - rend le dialogue impossible. Dans cette situation, les actes remplacent progressivement les mots. Des rendez-vous manqués… Des attentes déçues… L’on perçoit peu de possibilités de négociation. Ils sont loin géographiquement et loin psychologiquement. Pour l’épouse de Sali, c’est un retour en arrière, même ses sœurs l’encouragent à franchir le pas de la séparation : « Pars, tu ne seras pas heureuse avec lui, il te veut à son service … comme sa femme de ménage … ». Sali a une vision traditionnelle et patriarcale. Il semble même au fur et à mesure de l’évolution du couple durcir ses positions. L’écart culturel grandit. L’épouse de Sali se révolte. Ses représentations de la femme, de son rôle ne sont plus celles de Sali. Pour elle, l’autonomie et l’égalité des relations sont les valeurs auxquelles elle est attachée désormais. Sa révolte alimente légitimement l’affrontement culturel du couple.

Le cas de Sali est un exemple fréquemment rencontré dans nos groupes. Nous avons mis en avant cette problématique culturelle car nous n’avons pas pour Sali d’indication sur d’éventuels déterminants psychopathologiques.

Pour clarifier notre positionnement par rapport à l’influence culturelle, il convient plutôt de saisir cette influence non comme un affrontement entre deux cultures ou entre des représentations différentes d’une même culture, mais comme un travail – cependant souvent conflictuel - que font les deux partenaires, travail de fidélité au passé et d’adaptation au présent. A ce point de la réflexion, nous voudrions citer un passage d’un texte de Cornelius Castoriadis, texte qui nous semble illustrer l’étroite imbrication du culturel et du psychique : 

« La société n’est jamais une collection d’individus périssables et substituables vivant sur tel territoire, parlant telle langue, pratiquant « extérieurement » telles coutumes. Au contraire, ces individus « appartiennent » à cette société parce qu’ils participent à ses significations imaginaires sociales, à ses normes, valeurs, mythes, représentations, projets, traditions, etc…, et parce qu’ils partagent (qu’ils le sachent ou non) la volonté d’être de cette société et de la faire être continuellement… Ce qui revient à dire que tout individu doit être porteur, « suffisamment quant au besoin-usage », de cette représentation de soi de la société. C’est là une condition vitale de l’existence psychique de l’individu singulier. Mais il s’agit là aussi d’une condition vitale de l’existence de la société elle-même. » (1996, p. 20-21).

Cette citation un peu longue décrit la complexité du travail culturel intimement mêlé au psychisme et aux conditions socio-historiques.

On constate souvent que dans ce domaine, les deux partenaires n’effectuent pas le même travail. Tandis que, par exemple, Sali montre une volonté d’affirmer sa différence dans un respect de son éducation familiale, son épouse cherche plutôt à être comme les autres, à s’adapter à la société et à adhérer à un autre modèle culturel.

Un soir, c’est le départ de l’épouse. Pour Sali qui ne supporte pas cette séparation, cet abandon, c’est trop ! Il frappe sans retenue la femme qu’il aime et qui le quitte … pour vivre. Tous les professionnels le constatent, le départ de la conjointe est un moment crucial et vulnérable où interviennent les violences physiques. Sali exprime tout au long de l’entretien une certaine incompréhension de l’attitude de son épouse. A-t-elle changé ou l’a-t-on changée ? Il va jusqu’à l’accuser de mœurs inacceptables. Il ne la reconnaît plus. Il la rejette. Peut-être pour Sali est-il plus facile de garder intactes les valeurs et la tradition ? Valeurs et traditions dont l’intérêt et les avantages pour lui sont évidents. Pour son épouse, cela ressemble à un retour en arrière, à une régression, elle n’en veut plus.

Pour Sali, le départ de son épouse n’est pas un acte ordinaire, son entourage va lui poser des questions, peut-être lui faire des reproches. Sali avait mis dans son mariage davantage qu’une aspiration individuelle, il s’était marié devant toute une communauté. Il espérait dans une solidité et une durabilité de son couple. Autour de lui, il voit séparation et divorce, tandis qu’il se disait que son couple résisterait aux sirènes de cette société française sans honneur ni valeurs.

Dans les yeux de son épouse, Sali voit se profiler l’influence d’une société laxiste qui a abandonné ses valeurs. Cette société laxiste qui l’entoure, a modelé son épouse qu’il ne reconnaît plus. Il sent que ce monde ne lui est plus familier, il veut résister, se retrouver lui-même. Mais quelle est sa nouvelle identité ? Une identité plurielle et fragmentée (Lahire, 2004) dont il ne connaît pas encore les facettes. Sali se sent dans l’obligation de détruire une part de son ancienne identité pour en acquérir une autre, mais pourra-t-il prendre le risque d’un vide certes attirant mais dangereux pour lui ? Face au vide, chacun n’est-il pas tenté de s’agripper à ce qu’il connaît.

La problématique à dominante culturelle suffit-elle à expliquer des actes de violences conjugales ?

Nous répondrions au vu de l’exemple de Sali et d’autres cas que nous avons rencontrés dans les groupes, par l’affirmative. Lorsque cette problématique n’est pas dominante, elle constitue un fort effet amplificateur.