1.3.4.1. Le cas de Morad

A Morad, nous associons le terme de « pétage de plomb », terme qu’il répète tout au long de l’entretien. Comment définir ce pétage de plomb ? Un moment court d’étrangeté ? Un épisode de vide, où ni image, ni ressenti, ni émotion n’apparaissent ? Lors d’un groupe, un autre participant a précisé son ressenti à ce moment-là : « J’étais hors de moi : j’étais quelqu’un d’autre : il y avait une partie de moi que je ne connaissais pas et qui avait pris les commandes… ».

Etrange réalité et étrange à soi-même…

Morad a une forte personnalité, il s’exprime très aisément. Il dit lui-même qu’il a su tenir tête à un père alcoolique violent. Il a su l’affronter. Puis il est devenu éducateur. Il sait affronter les jeunes dont il a la charge … et puis ce double événement qui le désarçonne, lui qui tient si bien en équilibre : la violence de la Pizzeria, et le départ de sa femme.

Lors des violences à la Pizzeria il passe à côté de la mort. Il perçoit lors de cet événement la fragilité de la vie.

Fragilité du couple un peu plus tard. Il refuse cette séparation qui semble résonner en lui de façon particulière. Son récit reflète ce ressenti particulier des personnes traumatisées : au début une sorte d’assurance insouciante par ce que confiante dans la vie. Il prend des risques pendant son activité d’éducateur, puis coup sur coup, si l’on peut dire,il est confronté à sa propre fragilité de mortel, et à une séparation qu’il vit comme mortelle. On a le sentiment qu’il ne s’explique pas tout à fait l’épisode violent de la Pizzeria. Cet épisode serait-il d’une certaine façon le retour du refoulé ? La violence refait-elle surface ? Sa confiance dans la confrontation avec elle est prise en défaut. Après cet épisode de la Pizzeria, Morad fait un séjour en hôpital psychiatrique : atteinte narcissique, dépression ? Puis les disputes conjugales – par incompréhension de son épouse, dit-il – augmentent. Jusqu’à l’évènement paroxystique

Le récit de Morad est particulièrement intéressant et représentatif de nombre de situations. Le fil rouge de ce récit est la violence :

  • Au début, la violence d’un père alcoolique qu’il somme d’arrêter ses violences sur sa mère.
  • La violence qu’il affronte aussi victorieusement chez les jeunes dont il est l’éducateur.
  • La violence dont il se dit victime, lors de la bagarre avec les patrons de la Pizzeria
  • La violence dont il reconnaît la responsabilité, lors de la dispute avec sa femme fin juillet 2005
  • La violence dont il se dit victime, du frère de sa femme.

Nous constatons que Morad est tour à tour victime et auteur de ces violences. Après une grande période où il refuse d’en être victime et pendant laquelle il sait dominer la violence de l’autre, que ce soit celle de son père ou celle des jeunes, Morad traverse une période où il subit cette violence. Lors de la bagarre à la Pizzeria, il pense passer près de la mort. Fragilité de la vie alors que la période précédente l’incitait à croire dans sa bonne étoile.

En fait, cette période faste était sans doute jonchée d’évènements traumatiques profondément inscrites en lui : disputes incessantes de ses parents, scènes violentes de son père, terreur de sa mère, angoisse permanente de ce qui allait se passer. Mais il ose dire « Stop ! » à son père et sa détermination est efficace.

Combien d’auteurs de violences conjugales ont-ils vécu de telles situations familiales ?

Morad prend un risque à affronter son père, de même il prend un risque devant les jeunes, mais sort vainqueur et soudain cette bonne étoile ne le suit plus : à la Pizzeria, il sent le risque d’une bagarre, il a bu, et affronte ses agresseurs. Il est convaincu qu’il s’en sortira, comme d’habitude… Cette fois-ci, il est victime et tout resurgit : la fragilité des choses, l’angoisse du futur, la peur de cette violence… et peut-être la culpabilité de s’être mis en danger. Morad a un sentiment profond d’abandon, sa femme ne le comprend pas, affirme-t-il. Déception, elle lui fait défection. Déception de cette vie ingrate malgré tous ses efforts de père, d’époux, d’éducateur. Déception de lui-même. Qui est-il devenu ? Son audace, sa bonne étoile l’ont abandonné. Tandis que son Ego se gonflait au rythme des situations d’affrontement : « J’allais très loin, je me dépassais », l’intérieur de l’Ego était-il si assuré ? A l’intérieur de lui-même, Morad accumulait des traces alternantes de phases suffisamment bonnes et de phases de frustration et d’insécurité, comme le décrit Winnicott autour du concept de déprivation, sous forme de traces mnésiques non élaborées. Dans ce monde du dedans figurent des traces de traumatismes précoces, des menaces de danger, des abandons, des séparations Ces traces sont présentes silencieuses.

Ce concept de déprivation ne serait-il pas pertinent pour décrire non seulement des relations maternelles et paternelles périodiquement déficientes, voire maltraitantes, mais aussi pour décrire des relations sociales périodiquement négatives ?

Avec la notion d’impasse socio-conjugale, le concept de déprivation psychosociale pourrait être une des notions nécessaires pour articuler vécu psychique et relations sociales.

Dans ce monde là, pour Morad, il y a un petit garçon rempli d’angoisse.

En conclusion, le « pétage de plomb », c’est avant tout la rencontre, le collapsus de ces traces avec les évènements dont le concept de déprivation représente le symbole. Le « pétage de plomb », c’est ce moment hors-circuit d’entre-deux, entre vie et mort, comme un coma. Le courant ne passe plus, ni avec sa femme, ni avec ses enfants, ni avec ses collègues, ni avec son entourage. L’expérience de cet entre-deux est celle du trauma.