4.5.1. Sur les récits de violences par les participants.

Nous allons, à partir de notes prises au cours du déroulement des trois derniers groupes (les groupes 11, 12 et 13) montrer l’évolution des récits de violence exprimés par des participants. Ces récits ont été notés par l’un des animateurs d’une part lors de la première séance puis le même récit du même participant a été noté lors de la neuvième séance. Un tableau reprend ces données.

Nous donnerons trois exemples pris dans trois groupes différents.

Tableau 32 – Comparaison des récits à la première et à la neuvième séance.
Récit de la première séance Récit de la neuvième séance
Premier exemple (Groupe 11)
« Je n’ai pas compris, je l’ai à peine bousculée… Je ne l’ai jamais frappée. Les policiers sont arrivés… »
« En fait, cela durait depuis des mois. On s’était séparé plusieurs fois. Elle partait et revenait car je lui demandais de revenir. Il y avait une pression de sa famille. Je suis allé la chercher un jour chez ses parents. J’ai crié devant la porte. J’ai tapé sur la porte. Elle ne me répondait pas puis la porte s’est ouverte, je l’ai poussée. Elle était derrière. Elle est tombée. Ses parents ont prévenu la Police…
Deuxième exemple (Groupe 12)
« Si je suis là, c’est parce que ma belle-famille ne m’a jamais accepté. Elle prenait toujours l’avis de ses sœurs. Elle m’a dit un jour qu’elle voulait partir. Moi, je ne voulais pas. Le ton a monté. Je lui ai donné une petite gifle. Vraiment beaucoup de bruit pour rien ».
« J’ai toujours eu des problèmes avec ma belle-famille. Ses parents ne voulaient pas de notre mariage. Il y a eu plusieurs conflits : jusqu’au jour où nous étions en train de déjeuner et elle me dit qu’elle va partir quelques jours pour habiter chez ses parents. Moi, je me mets en colère. Je casse des assiettes, elle crie, appelle à l’aide, moi ça me met en rage. Je l’ai giflée. C’était pour la faire arrêter. Elle est partie et a porté plainte ».
Troisième exemple (Groupe 13)
« Je suis vraiment à bout. Vous vous rendez compte, j’ai été en garde à vue. Les flics m’avaient arrêté. C’est une femme de la police qui m’a interrogé. Elle voulait absolument que j’ai tort. Or des torts c’est chez elle. Elle me pose des questions, des reproches sans cesse. Un jour j’en ai eu marre. On ne peut rien me reprocher : je travaille, je gagne ma vie. Elle, elle sort avec ses copines. Ca suffit ! »
« Je pense que l’on n’est pas fait l’un pour l’autre. Elle ne pense qu’à sortir. Et moi je travaille sans arrêt. J’ai l’impression qu’elle a quelqu’un dans sa vie ! Je lui demande si c’est vrai et elle ne me répond pas. Alors je l’ai prise par les épaules, je l’ai secouée. Je lui criais, mais je ne me souviens plus tellement, « Réponds ! Réponds ! ». Elle s’est débattue, j’ai pris un couteau, je l’ai menacée. Ca suffit. Je ne me suis pas reconnu : c’était quelqu’un d’autre. Les policiers sont arrivés et m’ont emmené. »

Source : construit par l’auteur.

Si l’on compare exemple par exemple les deux séances, on constate des différences importantes dues à plusieurs facteurs :

  • La première séance est celle du premier contact. Il est assez logique que le récit ne soit pas autant développé qu’à la neuvième séance. Chaque participant se méfie du groupe et des animateurs dont il ne connaît pas suffisamment le positionnement.
  • L’évènement relaté est proche, sinon dans le temps du moins émotionnellement. Les phrases sont allusives, courtes, faites pour défendre plutôt que pour constituer un récit cohérent. Le premier temps de la relation des faits n’est pas un récit, il est plutôt un assemblage d’images évocatrices, d’émotions. Il faut aussi que l’expression des faits soit présentable au groupe. Elle a une fonction défensive vis-à-vis des autres participants mais aussi des co-animateurs. Elle a une fonction-test dans l’implication et la confiance des participants. Cette première narration des faits révèle une insécurité interne des participants, notamment par l’installation dans une position victimaire. Cette narration est essayée pour être répétée, en éliminant les arguments d’une accusation, en se faisant d’évidence pour éviter les questions.
  • La neuvième séance ou avant-dernière séance rend compte de l’évolution des participants : les phrases sont plus construites. Dans le récit de la première séance, il s’agit d’une juxtaposition de mots, d’images, ce n’est pas un récit avec une logique de l’exposition. Tout est vu du côté du locuteur. Les faits sont minimisés, atténués. La responsabilité est toujours celle d’un autre que le locuteur : la belle-famille dans le deuxième exemple, la femme de la Police, la conjointe… Dans le récit de la neuvième séance, l’enjeu de la présentabilité du récit est moins prégnant. Il y a moins de méfiance vis-à-vis du groupe et des animateurs, davantage de distance avec la situation conjugale. Dans ces récits, il y a une mise en perspective de l’événement, la précision d’un contexte, l’introduction d’un Je qui prend forme : le stress d’une belle-famille, un acte de violence (Des coups dans une porte, bousculades pour l’un, des assiettes cassées, des gifles – qui ne sont plus petites - pour l’autre.) dans les premier et deuxième exemples. La reconnaissance d’une jalousie, l’exaspération d’une absence de réponse, la reconnaissance d’une menace avec un couteau pour le troisième exemple. Dans cet exemple, il y a aussi en quelques mots la description d’un moment d’étrangeté : « Je ne me suis pas reconnu : c’était quelqu’un d’autre ! ». Bien évidemment, nous avons repris ces mots au cours de la séance pour analyser ce moment où ce participant était non seulement Hors de lui, mais un autre. L’envie de tuer, de détruire avait pris possession de lui-même. La décision de la séparation ou du maintien de la vie commune a été prise et le récit s’insère dans cette perspective. Même lorsque la décision de poursuivre une vie commune a été prise, aucune formulation en terme de Nous n’apparaît. Pourquoi ? Nous avions relevé ce fait au cours des sept entretiens précédents. Echec du nous ? Plus qu’un échec, il y a certainement une impossibilité à penser avant tout le Je et le toi. Le Elle est évoqué mais pas le toi, le tu. Cette impossibilité rend absent le Nous.

Deux fonctions du récit se sont mises en place :

  • La fonction de contenance : nous rejoignons en cela R. Kaes pour qui le récit entoure, délimite et attire à lui les ressentis psychiques.
  • La fonction de symbolisation : elle participe de la recomposition identitaire, enjeu essentiel des groupes. Les capacités cognitives se remettent à l’œuvre. Une distance vis-à-vis de la situation se crée. La dimension de l’avenir apparaît.

En fait le récit est un construit social et psychologique. Il n’est pas un reflet de la réalité, il est avant tout un ensemble de signifiants dont le sujet est celui-là même qui parle. C’est bien celui qui parle qui nous intéresse dans les groupes et non les arguments développés pour sa justification ou sa défense. Il nous intéresse car il parle d’autre chose que ce qu’il sait. Il s’ignore à lui-même. Il parle d’un déjà-là, pour reprendre une expression d’I. Théry à propos du Nous. L’écoute du Méta du récit porte sur les vides de celui-ci, sur les émotions interstitielles (Tristesse, colère, humour…), sur le choix des mots. La sécurisation interne des participants se fait au fur et à mesure des séances, par des sortes de boucles de retour qui permettent une certaine progression. Le récit devient acceptation de soi. Ils se rendent compte que faire sa vie avec quelqu’un c’est aussi tenter de refaire sa vie. Le récit en est le début.