1.1.1 La précarité sociale

A des degrés divers, les entretiens78 révèlent l’importance des facteurs sociaux : Sali a été licencié de son travail, il a des problèmes d’argent, des dettes importantes. Morad connaît une période de chômage, son entreprise est en liquidation judiciaire. Serge a un dossier de surendettement, a des problèmes financiers importants. Léon est aussi en situation de surendettement, il a été licencié et est au chômage. Jacques connaît au moment de la violence avec sa femme des problèmes professionnels. Le restaurant d’Amin est en difficulté au moment des disputes conjugales. Bekri a de nombreuses dettes. On lui a coupé l’eau de son domicile faute de paiement.

La précarité sociale79 est aussi constatée dans la population des 400 mis en cause étudiés. Il ne s’agit pas de personnes mal insérées. Pour la plupart - à 75 % - ils ont un emploi, un métier. La palette de ces emplois est relativement limitée, avec une surreprésentation des ouvriers et des employés. Bien qu’ils connaissent des difficultés économiques, avec un salaire modeste et irrégulier, il ne s’agit pas de personnes exclues socialement; leur entourage social, des parents, des amis, sont présents.

Pour notre part, nous définirions cette forme de précarité sociale comme une situation constituée de périodes instables de chômage, puis d’emploi, de périodes de ruptures avec l’entourage puis de reliaison, de périodes de mal-être puis de périodes de stabilité affective. C’est ce processus qui peut précéder la désaffiliation et que nous avons désigné sous les termes de déprivation psychosociale donnant au concept de déprivation que Winnicott a développé dans son ouvrage « Déprivation et Délinquance » réédité en 1994, une pertinence plus large à la fois sociale et psychologique.

Nous rejoignons ici des auteurs tels que Vincent de Gaulejac (2008) et les chercheurs de son laboratoire sur le changement social quand ils mettent en avant la notion de trajectoire dont l’importance est confirmée ici. Le concept de trajectoire pourrait tout à fait être aussi un concept de métissage comportant des textures sociales et psychologiques. Il s’insère comme élément d’une histoire de vie (Pineau, Le Grand, 1993). Apparemment plus significatif que l’appartenance sociale le concept de trajectoire est différent de celui d’itinéraire, ce dernier laissant croire à une autonomie d’Ego dans le choix de son parcours. Le concept de trajectoire a le mérite de mêler contrainte du parcours et initiative du choix. Le contenu de la trajectoire s’exprime dans des récits de vie, tels que nous les avons sollicités dans nos entretiens précédents. Dans ces trajectoires, nous avons rencontré des temps de rupture, de brisure, une forme de géométrie psychosociale déjà présente dans la description de cycles. Ce regard dynamique, méta-géométrique, ne met pas à égalité tous les éléments et vecteurs de la trajectoire : il y a certes un centre de gravité, des lignes de force, des impasses essayées mais sans succès, uns ligne directrice… Les récits viennent comme superposés à ces parcours, porteurs qu’ils sont du sens. Dès lors ce n’est pas la question de la vérité (entendue comme l’adéquation entre réalité et récit) qui est primordiale mais plutôt la production du sens, sens qui va varier au gré des conditions d’existence des individus et selon le positionnement dans la trajectoire. Ajoutons encore que le concept de trajectoire suppose non seulement une lecture de son déroulement mais aussi une lecture dans son épaisseur : les sens dont nous parlons ici peuvent se superposer, s’opposer, se cumuler. Place est faite à l’inconscient individuel mais aussi à l’inconscient collectif et à l’imaginaire social. Il est très intéressant et significatif d’entendre le récit de certains hommes mis en cause dans une situation de violences conjugales, parler de leur parcours comme une trajectoire complètement extérieure à eux-mêmes. Puis au fur et à mesure du travail élaboratif des séances de groupe, le récit se personnalise, des expressions manifestent de l’appropriation, des mots évoquent l’implication, des tournures s’essayent à la production d’un moi, d’un Je encore hésitant, mais volontaire.

Les facteurs sociaux peuvent avoir une influence dans un double sens : ils peuvent soit être à l’origine des violences, dans le cas du chômage par exemple, soit être induits par la séparation conjugale. Ainsi avons-nous rencontré des situations où le conflit conjugal se répercutait sur la vie professionnelle, amenant le conjoint, par un désarroi total, à des fautes professionnelles aboutissant à un licenciement.

Dans une recherche portant sur la correspondance entre styles d’interactions conjugales et milieu social, Widmer, N. et al  (2004) ont mis en évidence que les ressources tant économiques que culturelles du couple avaient un impact sur ces styles. Les couples à fort capital scolaire développaient un style d’interactions Association 80 . Les couples à faible revenu ou à capital culturel modeste développent d’autres styles d’interactions. Les trajectoires biographiques « accidentées » déterminent aussi des interactions spécifiques.

Le concept de trajectoire ne peut faire oublier celui d’appartenance à une classe sociale. Par exemple, Charest et Tremblay (2009) mettent en évidence que la classe sociale d’origine d’une population de 195 délinquants présents dans les pénitenciers de la région de Montréal « majore les chances de succès de leurs activités illicites et module à la baisse la sévérité des tribunaux criminels à leur endroit » (p. 693). Plus l’origine sociale des délinquants est élevée, plus le gain des revenus illicites le sera. De plus, ces deux chercheurs canadiens montrent que les délinquants « les plus performants » ne sont pas ceux qui sont mis le plus souvent en prison ou qui y restent le plus longtemps : habileté d’avocats mieux rémunérés par des délinquants de classe sociale élevée ? Aide d’un entourage plus aisé ?

Ces derniers éléments nous invitent à compléter les données sur la trajectoire sociale des victimes de violences conjugales appartenant aux milieux populaires : si elles ont recours à la loi, ce n’est pas pour engager une procédure qui pourrait s’avérer compliquée et surtout onéreuse, mais pour que la situation de violence s’arrête.

Charest et Tremblay concluent leurs travaux en affirmant que « les trajectoires de délinquance commune… reproduisent les inégalités d’origine de ceux qui choisissent de s’y engager » (p. 713).

Des travaux sociologiques actuels (Kaufmann, 2001, 2004, Dubet, 2002, Ehrenberg, 1995, Lahire, 1998, Giddens, 1994) mettent en avant, au sein des trajectoires des individus, la notion de réflexivité, effort de choix et de maîtrise des personnes au milieu des contraintes et coercitions sociales. Ce mouvement nous semble particulièrement illustré par la dynamique culturelle.

Notes
78.

les entretiens avec les sept personnes de notre deuxième partie

79.

R. Castel a créé le concept de précariat (2003) pour donner à cette réalité toute sa dimension de généralité.

80.

Les auteurs de la recherche définissent le mode Association comme la conjonction de partenaires engagés à l’intérieur et à l’extérieur dans un dialogue et un partage permanent. Cela confirme que ce mode conjugal est lié au mode de vie de la classe moyenne.