1.1.2. La dynamique culturelle

Parmi les facteurs sociaux, nous avons fait une place importante, car non suffisamment soulignée, malgré quelques travaux récents (Neyrand, 2002, Hammouche, 2009), à la dimension culturelle. Nous avons retrouvé cette dimension dans tous les groupes que nous avons animés. Nous la proposons ici non par stigmatisation d’une population immigrée mais par souci d’explication. Dans chaque groupe fut présente cette problématique culturelle identitaire. Les hommes et les femmes présentent des attitudes et des trajectoires très différentes face à cette problématique.

Nous pensons avec Hammouche (op. cit.) que les femmes d’origine maghrébine s’adaptent mieux, pour la plupart, que leurs conjoints qui se présentent davantage comme les garants de valeurs patriarcales. Leur scolarisation puis leur rôle essentiel voire exclusif auprès des enfants les amène à une socialisation plus rapide et plus facile. Les hommes n’occupent pas ou n’occupent plus cette « position d’interface » entre l’espace domestique et l’espace social du quartier (Hammouche, op. cit.). La rigidité culturelle de certains conjoints exprime un malaise des hommes devant une société qui leur apparaît sans âme et sans valeurs. De bonne foi, pour la plupart, même si cette rigidité culturelle prend l’apparence d’une volonté de domination sur leur conjointe, ils cherchent à résister à l’attrait d’une culture négociée, image d’une société à l’abandon, mais pour eux non négociable. Nombreux sont-ils à considérer le dialogue conjugal comme une situation où ils ne peuvent exceller. Les deux partenaires sont condamnés à une improvisation des rôles, improvisation imposée car l’organisation sociale et la division des tâches qui les portaient ou qui les auraient portés dans la communauté villageoise originaire sont absentes. A la place de normes et de règles préétablies, une discussion s’instaure, doit s’instaurer entre les conjoints. Chacun doit justifier de sa place. Les hommes sont peu habiles dans ce travail de construction et de justification. L’époux puis le père n’occupe plus une position naturelle d’autorité. Ainsi que le souligne Hammouche, « l’âge de référence devient la jeunesse, ce qui bouleverse la position des adultes et, en fait, de tout détenteur de mémoire. L’exposition de soi est plus risquée avec cette nouvelle règle du jeu qui valorise le regard critique et l’échange continu et, bien sûr, c’est surtout la position dominante de l’homme-père qui se trouve menacée » (op. cit. p. 4).

Le recours à la Police lors des violences se fait lorsque la victime perçoit que sa stratégie de défense est inefficace. Certaines victimes, avant de décider le dépôt de plainte, mettent en place une stratégie de protection en s’arrangeant de ces situations de conflit. Quels sont ces arrangements ? C’est l’investissement dans des secteurs de vie et d’activités où les femmes, comme les hommes, se retrouveront hors de la présence de l’autre. Pour les femmes immigrées, ce sera l’occupation du rôle maternel, la rencontre régulière d’autres mères comme elles, la participation à des activités de quartier, etc.

A ce propos, des animatrices d’un quartier de Saint-Etienne nous citaient le fait suivant : elles avaient mis en place, avec certaines difficultés, des groupes d’apprentissage du français pour les femmes du quartier. Un groupe avait commencé. Toutes les femmes avaient manifesté une grande motivation et cela se passait bien jusqu’au jour, après quelques mois, où le groupe dut s’arrêter faute de participantes. Interrogeant les femmes sur leur défection, les animatrices apprirent qu’elles avaient intégré des groupes de connaissance du Coran.

Cela confirme la grande difficulté pour les femmes immigrées d’avancer dans une intégration culturelle tout en gardant une loyauté exigée par la communauté. En effet, lorsque ces femmes ont commencé les cours de français, sous le regard de tous et notamment des hommes, elles ont manifesté une volonté de différence. Cette volonté a été comprise et reprise par la mise en place de cours sur le Coran.

Nous parlons de l’effet amplificateur de l’immigration sur les conflits conjugaux : cet effet est visible dans le vécu spécifique de la femme émigrée. La répartition traditionnelle des rôles au sein de la famille engendre chez la femme une plus grande ambivalence. Pressée de respecter certaines traditions de la société d’origine, elle est aussi attirée par les avantages de la société d’accueil. Les enfants eux-mêmes ne concourent-ils pas à encourager l’acceptation de cette attirance ? Cette ambivalence est perçue par le mari qui ne vit pas une telle ambivalence. Inséré dans un travail, ou installé dans une retraite méritée, sa loyauté à la religion et aux traditions marquent son identité. Moins traversé par le doute, il se veut le gardien de l’ordre patriarcal. Même s’il est amené à faire des concessions au laxisme de la France, il n’en retire pas une culpabilité trop forte puisqu’il est le gardien des valeurs. Pour son épouse, il en est tout autrement : l’on verra de jeunes femmes portant le foulard, signe de la tradition et s’habillant « comme les françaises ». Pour les femmes immigrées, la négociation est permanente. Négociation vis-à-vis du regard du mari, des voisins, de la Communauté mais aussi vis-à-vis d’elles-mêmes.

Nous serions tenté de reprendre ici le concept d’identité fluide (De Singly, 2003) En quoi ce concept serait-il applicable ? La société du risque, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Ulrich Beck (1986), requière de la part des individus dans leurs comportements de ne pouvoir se référer à des principes traditionnels du genre « parce qu’on a toujours fait comme ça ». L’exemple de l’immigration illustre ce constat. La fluidité identitaire serait une sorte de géographie psychologique et sociale où la carte (d’identité) de chaque l’individu trouverait une configuration originale.

A. Ferrant (in Roussillon, 2007) dans le domaine de la psychologie clinique confirme cette vision de l’identité : « chaque moment de l’existence s’inscrit dans une trame composée de toutes les expériences passées. Tout ce qui advient est mesuré, jaugé, à l’aune de l’histoire » (p. 462). C’est comme si l’identité était un ensemble de traces sédimentées, juxtaposées, enchevêtrées.