1.1.2.1. Les textures identitaires.

Martuccelli (2006) propose la notion de texture afin de concrétiser cette approche : « Les textures sont l’ensemble des couches de significations culturelles stockées dans chaque conduite ou fait social…, une réalité à n dimensions, gardant au moins virtuellement d’autres possibilités » (p. 433) et encore plus loin : « Un fouillis de textures où les acteurs cherchent et trouvent, retrouvent, bricolent un large éventail de conduites. » (Ibidem)

L’individu a des difficultés à mobiliser de façon simple et plastique ces textures, traces sédimentaires d’une identité en recomposition.

Pour notre part, nous adhérons totalement à cette notion de recomposition identitaire permanente, conçue non comme un éternel retour à zéro, mais comme l’accumulation originale de traces, de moments-évènements, venant se solidifier, puis disparaître, afin de réapparaître différemment plus tard… ou jamais. Leur accumulation hasardeuse fait éprouver à chaque individu à un moment de son histoire le besoin de les ordonner, de les prioriser, de les symboliser.

Contingence et rationalité des conduites.

Pour Martuccelli, textures et coercitions sont étroitement mêlées. Les coercitions de l’ordre social et culturel s’imposent, mais elles s’imposent selon un différentiel où les facteurs sociaux ne sont pas absents.

Dans notre exemple, ces femmes qui ont « choisi » de privilégier l’apprentissage du Coran feraient-elles le même choix dans quelques années ? Le feraient-elles si elles se trouvaient dans un autre quartier ?

Le dialogue conjugal sera perçu comme un devoir moral par certains issus des milieux populaires, et perçu comme une obligation naturelle par d’autres issus des classes moyennes.

On voit ici combien l’appellation « auteurs de violences conjugales » peut sembler d’une grande simplicité. En effet, cette conception de l’identité constituée de fragments, de traces et de processus contingents et coercitifs accumulés au fil des années, nous amène à considérer toute la difficulté d’atteindre à tout moment une adaptation nécessaire et réussie à l’environnement. La croyance en cette réussite est une position moraliste et idéaliste, en opposition avec la réalité du quotidien, une sorte de présupposé idéologique. L’individu n’est pas aux yeux du sociologue et ceux du psychologue social cet être conscient et responsable de chacun de ses actes. Son récit n’est pas celui de la vérité mais celui du sens. Nous verrons plus loin, dans notre analyse du mouvement de cette thèse, quelle influence peut avoir le présupposé de cette rationalité.

Dans le concept de texture, il y a texte. Il y a un dialogue intérieur dont nous avons été les témoins dans les groupes. Il y a ces traces de traumatismes, ces traces non-traces qu’évoque P.C. Racamier (1992). Il y a aussi ces évènements-carrefour dont nous parlions plus haut.

Peut-on lire, dans cette veine sociologique du sujet multiple et unique, le comportement de violence qu’agissent un certain nombre d’hommes, au détriment d’autres actes perçus comme non pertinents, à un moment précis ? Il ne s’agit pas d’un choix rationnel et délibéré, plutôt d’un comportement que l’approche clinique a caractérisé comme éruptif et que l’approche sociologique va percevoir comme inséré dans des textures multiples, fouillis où l’on trouvera des traces du passé, les émotions du présent et les impensés du futur.

« Bon nombre de nos actions n’ont pas de visée téléologique » affirme Martuccelli (op. cit. p. 439), ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de sens, bien au contraire. Le psychologisme serait-il cet effort pour fournir à tout prix un sens ultime aux actes humains ? L’inconscient n’a pas de puissance téléologique. Le recours à l’acte, notion parfois intéressante n’est pas généralisable.

Les identités fluides sont nécessaires dans une recherche d’adaptation car « les individus ne cherchent pas tant des solutions aux problèmes qu’ils ne prennent appui sur des solutions fluides et flottantes pour faire face à de nouvelles difficultés dans un processus d’adéquation souvent assez fortuit » (Martuccelli, op. cit. page 440). Dans nombre de cas, victimes et agresseurs semblent prendre appui sur des solutions « flottantes » dont le sens semble leur échapper.

Les individus sont marqués par des représentations multiples, voire opposées, et cohabitantes. Ne serait-ce pas là une déconstruction de l’homme rationnel ? L’homme auteur de lui-même et des autres existe-t-il ailleurs que dans les mythes et les légendes ?

Cette conception a le mérite de ramener les raisons de l’agir à l’intérieur d’Ego, là où l’originalité du « fouillis des textures » le rend unique et en même temps semblable à ses contemporains. A l’intérieur d’Ego résonnent ces inscriptions subjectives, faites de coercitions et de traces dissemblables. Les sept entretiens développés plus haut confirment cette diversité et une étrange convergence. Nous avons été obligé de nommer problématique ce qui, à un moment, pour tout de suite ou pour longtemps, représentait Ego. Cette présentation était sans doute partielle, sans doute était-elle davantage entremêlement que fil unique ! Ce serait céder à une narcissisation outrancière que de présenter Ego seul maître de sa destinée, symbole d’une individualisation mégalomaniaque. Rappelons que le Nous précède toujours le Je. Le dialogue interne d’Ego est toujours fait d’échos et de traces du passé comme du présent.

Comment expliquer les réactions de cette femme, épouse d’un médecin, sans doute le même dont nous avons retranscrit la lettre, victime de violences graves et répétées. Elle dissimule au regard de tous, ses humiliations et ses souffrances.

Les dévoilerait-elle que la notoriété de son époux disqualifierait, ruinerait tous ses appels à l’aide.

Les dévoilerait-elle qu’entendue et comprise, elle assisterait à l’anéantissement de tant d’efforts, de tant d’abnégation, de tant de temps passés au foyer tandis que lui, rentrait harassé par ses consultations. Un médecin si dévoué peut-il être méchant, violent ?

Les dévoilerait-elle, enfin, que tous, jusqu’aux voisins, aux collègues et amis, aux amies fidèles qui n’osent interroger, sauraient qu’elle est une femme battue, alors que depuis toujours, elle arbore la fierté d’une bonne réussite sociale, et d’un bonheur au service des autres.

Mais les autres, où sont-ils ?

La rationalité voudrait qu’elle crie, qu’elle porte plainte, qu’elle parte, enfin.

Elle a cherché pendant un certain temps à s’arranger de ça, à s’échapper, à vivre dans un ailleurs. Elle est partie voir « les enfants ». Mais elle n’a pu rien dire. Ils lui ont demandé des nouvelles de leur père, tout seul. Elle leur a dit qu’il était bien occupé. Pour sa part, tout allait bien. Ils savent bien, ses enfants, qu’elle est une battante, qu’elle est toujours sur la brèche.

La rationalité aurait voulu qu’elle parle.

A l’intérieur d’elle-même, ça parlait.

Un dialogue incessant.

  • Si je parle, s’ils s’en aperçoivent, c’est fichu…
  • Ca ne peut plus durer, je n’en peux plus, je suis à bout.
  • Pourtant, regarde, tu n’es pas malheureuse. Ta mère, elle a bien supporté…

Ce dialogue cessera sans doute, s’ouvrant sur l’extérieur, lorsqu’un regard bienveillant créera la confiance, confiance qu’en parlant tout ne s’écroulera pas.

Au cœur d’Ego, résonnent dissonances, oppositions où l’emporte celle qui apparaît la moins menaçante, la moins définitive, dans l’immédiateté de l’heure. Métissage de textures et de sédiments, d’images fugaces, telle cette mère acceptant son sort. La résignation se transmettrait-elle d’une génération à l’autre ?

Marcel et Marcelline… Marcel ne se rebelle pas, il prend au passage des idées suicidaires dans un Pourquoi pas ? Comme solution possible. Marcel ne peut se rebeller, ce serait casser et détruire ! Par ailleurs comment fait-on pour se rebeller ? On crie ? On frappe ? On ne se parle plus ? On part ? Il a essayé plusieurs comportements : celui qui semble le plus efficace est d’envisager de supprimer le problème, oui… Mais comment faire ? Et si je supprimais celui qui souffre ? Un suicide, un gentil suicide, l’envie de dormir, pour longtemps et puis bien sûr se réveiller, les problèmes seront partis. Peut-être…

Pas de conflit, pas de cris, pas de bouderies interminables. On fait et c’est tout.

Marcel est sans doute aux yeux de son médecin « un peu dépressif ». Il est d’une nature sensible. Il a réussi dans sa profession, dans ses projets mais la relation conjugale est difficile. Il a intériorisé le fait qu’il devrait rester sous la coupe de Marcelline s’il veut continuer à vivre avec elle. Tous ces éléments contradictoires et semblables font partie de son identité. Il compose avec tout cela.

Cette conception de l’identité est intéressante pour le psychologue social qui n’a pas à choisir entre clinique et social mais trouve là une lecture complexe mêlant tous ces aspects. On pourra certes lui opposer que trop étreindre conduit à l’illusion de posséder. Pour notre part, notre conception de la psychologie sociale est la construction des jointures de la clinique et du social. Ces jointures seraient ces espaces où d’une certaine façon se rejoignent, se recouvrent les réalités du quotidien avec les choix ou les obligations d’Ego.

Eiguer (2009) rejoint les images et textures de Martuccelli lorsqu’à propos de la crise du couple, et reprenant la théorie de l’après-coup freudien, il souligne l’importance des failles, traces et autres constructions qui s’établissent au cours de l’existence. Ces traces viennent remodeler le présent et même le passé. Elles assurent une recomposition des inscriptions.

Si nous faisons le parallèle avec la notion de crise suicidaire, les raisons d’un passage à l’acte sont souvent cherchées. La recherche s’arrête très fréquemment aux circonstances et non aux causes. Ces dernières résident dans des processus internes et profonds dont le mouvement même est imprévisible.

Il manque ici à construire une psychologie sociale de l’adulte indépendante et complémentaire de celle de l’enfant, car elle a des fonctionnements originaux, en utilisant les apports tant sociologiques que psychologiques. Les notions de recomposition identitaire, de traces, de crise et de trajectoire pourraient être utiles.

Est-ce par trop de fluidité que la question de l’appartenance et celle du Nous resurgissent ? Le Nous suppose une totalité. La fluidité n’est pas identique à la plasticité. La fluidité caractérise le mouvement incessant des éléments constitutifs du soi, leur rapprochement. Leur agencement varie suivant la plasticité du soi. Beaucoup d’auteurs ont souligné le passage de plus en plus rapide entre des rôles souvent nouveaux, l’affrontement à des problèmes radicalement nouveaux. Si la plasticité n’est plus en œuvre, si la rugosité des soi contre soi est la loi du grand nombre, c’est que le quotidien n’est plus familier. Bien que le couple soit le domaine par excellence de ce familier, les hommes sont-ils adaptés à la vie commune ? Pourquoi, dira-t-on, aujourd’hui plus que hier ?