1.1.3. L’inadaptabilité conjugale.

Parler d’inadaptabilité conjugale peut paraître exagéré.

Ecartons l’idée d’un défaut intangible et universel. Les hommes que nous avons rencontrés dans les groupes, 79 hommes dans treize groupes, avaient de commun un défaut de dialogue. Ce n’est pas qu’il leur manquait la parole, bien au contraire pour certains, mais il leur manquait une certaine manière d’écouter et de parler dans certaines situations. Les situations étaient celles du désaccord, du conflit. La manière était celle de la négociation, du compromis, voire du lâcher-prise. Pour engager fermement ce dialogue, les conditions sont multiples : avoir la conscience de sa place sociale, de son rôle, de son utilité familiale et sociale, avoir une vision de ce qui est important et de ce qui l’est moins, avoir une assise narcissique confortée par le regard des autres… Mais aussi quitter des parts de soi pour regarder, écouter la part de l’autre. Les scènes que rapportaient ces hommes montraient d’eux ce défaut de dialogue. Ils se réfugiaient dans un comportement d’évitement, persuadés qu’ils étaient qu’ils n’auraient jamais raison, qu’elles (les épouses) ne comprendraient jamais, que parler était inutile voire nuisible. Ils se réfugiaient dans le silence et la quiétude d’occupations illusoires – au sens bourdieusien de l’illusio – comme la collection de voitures, les jeux vidéo, la musculation, la télévision, les bistros… Ils se réfugiaient enfin dans une activité professionnelle intense, fuyant leur couple qui les renvoyait à eux-mêmes.

Derrière le nous, se profile le lien d’appartenance. Le lien d’appartenance pourrait être défini ainsi : ce serait cet autre niveau de relation où le couple après les transactions narcissiques du début, construit une union non menaçante basée sur l’élaboration d’une vision commune de projets discutés et négociés. Il est fréquent parmi les couples où se produisent des évènements de violence, que ces évènements aient été précédés par des éloignements, des séparations de courte durée et réversibles. Un observateur extérieur aurait une vision particulière de ces couples, la vision de partenaires associés. Ils n’ont pas créé un « appareil psychique commun » (J. Lemaire, 2002, p. 78). Le concept « d’appareil psychique du couple » (Caillot et Decherf, 1989) se construit en articulant les deux appareils psychiques individuels par le biais de la résonance fantasmatique. Ils exercent chacun un rôle psychique spécifique. Chacun investit l’autre d’une certaine manière. Pour la femme, le partenaire est investi dans l’addition, avec l’idée d’une relation à deux où elle sera la moins défaillante, la plus réparatrice. L’homme choisit sa partenaire pour qu’elle lui apporte une réassurance narcissique autour de ses propres failles et conflits internes. Ce besoin de réassurance ne va pas jusqu’à la constitution de ce Nous défaillant.

L’homme sera sur un positionnement de dépendant/indépendant. Le comportement de dépendance se manifeste par des attentes et des demandes aux contours régressifs et infantiles. Réalisant le caractère de dépendance de ces demandes centrées sur la vie quotidienne, la conjointe émet des questions, des critiques. Devant ces critiques que les participants aux groupes ont qualifiées de « Piques » en les élevant au rang de signes précurseurs des violences, l’homme met en place une stratégie d’indépendance. Le positionnement d’indépendance sera caractérisé par des absences importantes et régulières du foyer conjugal, par des occupations extérieures prenantes. Sa conjointe lui reproche son manque d’initiative, de parole, de présence, ou au contraire une présence inadéquate. C’est comme si ces hommes étaient mentalement absents alors qu’ils sont là physiquement.

Les femmes mettent en avant leur volonté maternalisante, en référence au concept créé de maternalité 81 , tout en regrettant l’absence masculine. Elles ne veulent pas abdiquer même lors des crises de violences. Elles ne veulent pas partager leurs responsabilités (J. Arenes, 2003). Combien de fois avons-nous entendu, dans notre consultation hospitalière, des femmes se plaindre de l’absence du père de leurs enfants, affirmer, les larmes aux yeux, l’importance de cette fonction paternelle et quelques minutes après, refuser tout droit de visite à ce père violent et indigne ?

Nous pourrions schématiser ainsi six temps de l’évolution de la position masculine, schéma issu de la description qu’en font les participants aux séances de groupe :

Pourquoi la plupart des hommes que nous avons rencontrés dans les séances de groupe mettent-ils en œuvre une stratégie d’évitement basée sur le silence et l’absence ? Est-ce simplement par agacement vis-à-vis de ces piques et de ces questions répétées ? Est-ce par absence réelle de réponse ? Certains émettront des réponses empreintes d’une certaine rigidité culturelle notamment dans la répartition des rôles domestiques selon une vision patriarcale de la femme. D’autres garderont le silence révélant leur impossibilité à négocier leur place dans le couple. Nous pensons que cette impossibilité est un des éléments essentiels de la crise du masculin (P. Molinier, 2004, Hazan, op. cit.).

Au cœur de cette crise, le processus de déconstruction remet en cause les éléments identitaires du masculin, de la relation conjugale à la relation paternelle, du professionnel au politique. Le travail, soubassement sur lequel repose le masculin en tant que constitutif essentiel du faire, n’est plus une fondation massive de l’identité masculine. Croyant s’agripper aux murs du travail, l’homme perd pied, déstabilisé par un travail non reconnu (Dejours, 1998). Les hyper-exigences de la performance (N. Aubert, 2006) et de la réussite l’emmènent dans un stress sans fin où la chute l’attend inexorablement. Ils ont perdu de leur fierté, cette fierté légitime du beau et bon travail. Tous les baromètres, autres instruments de l’épidémiologie, l’attestent : le pacte narcissique du salarié avec son entreprise est fêlé, voire rompu.

De nouveaux éléments apparaissent sans qu’ils constituent un modèle alternatif et surtout dans la continuité voire la persistance d’un modèle de domination masculine. Le nouveau profil du masculin est voulu arrondi, dialoguant, non-violent mais il reste – on le constate dans les études sociologiques les plus récentes- attaché à une répartition hiérarchique des rôles. Pourrait-on parler de continent noir des rapports de genre ? Comme si la seule remise en cause possible était le champ périphérique de ces rapports.

J. Arènes (2003) décrit ainsi ces tensions du masculin-féminin : « Cette recherche en chaque couple des repères, des territoires et des différences peut devenir une mine de conflits, et même une occasion de chute. Les conflits autour du territoire de chacun, mais aussi les enjeux d’identité prévalent alors… Les rôles moins fixés qu’auparavant, plus interpénétrés, tolèrent cette hétérogénéité vivante. » (p. 14). A cette analyse, nous ajouterions le manque de souplesse, de plasticité indiquée plus haut.

Continuant son raisonnement, Arènes évoque l’idée que diminuer la peur du féminin, ce continent noir freudien, chez les hommes, serait un facteur de prévention des violences. Nous pensons avec Arènes que cet objectif fait partie du champ de la prévention. Nous y reviendrons plus précisément dans notre partie sur les jalons de la prévention.

Oui, ces hommes-là – et peut-être les autres – avaient peur de leurs femmes. Cette peur était celle d’hommes en situation sociale de précarité, dont les rôles tant d’époux que de père étaient laissés à l’improvisation, à l’initiative individuelle sans l’aide de repères.

Désarroi devant l’absence de repères.

Les groupes avaient pour objectif, entre autres, de leur fournir un lieu de discussion, un lieu où pouvaient commencer à se former des éléments identitaires.

Neyrand n’hésite pas à qualifier les changements actuels de révolution anthropologique. Nous partageons son point de vue sur les changements que connaît actuellement la famille et que nous avons exposés précédemment. Après la famille-chaînon de type lignager, après la famille nucléaire, voici la famille-duo – selon la dénomination d’Irène Théry - basée sur le consentement de chaque partenaire, consentement fréquemment désinstitutionnalisé avec la baisse du nombre de mariages. La famille-duo définit elle-même son fonctionnement interne, chaque partenaire étant invité au dialogue tout en préservant son individualité. Neyrand (2002) caractérisera ce fonctionnement conjugal d’individualisme relationnel. Ce mode de fonctionnement est en rupture avec les autres modèles familiaux. Il est porté par les classes moyennes avec sans doute un impératif, la fin de la violence masculine, ce qui ne veut pas dire la fin de la domination masculine ! Dans ce nouveau mode de fonctionnement conjugal, hommes et femmes n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes habiletés.

La vulnérabilité psychique des auteurs de violences conjugales a été largement exposée dans la littérature. Certains ont été maltraités durant leur enfance, d’autres souvent ont été les témoins, voire les victimes d’une séparation de leurs parents, d’autres enfin n’ont connu ni famille stable, ni famille aimante. Ces contextes ont eu des effets sur leur psychisme mettant en évidence des failles narcissiques, une peur de l’abandon, une agressivité enfouie, une méfiance et une peur vis-à-vis du féminin, une absence de la relation paternelle et de l’apprentissage du masculin.

Notes
81.

Nous réservons ce concept de maternalité à la relation de type maternant de la femme avec son conjoint.

82.

Il serait peut-être plus précis de parler de maternalité relationnelle.