1.1.4. La dimension intrapsychique : le pôle narcissique-identitaire.

A. Ferrant (in Roussillon, op. cit.) intègre les passages à l’acte et les symptômes associés, à un pôle de souffrance narcissique-identitaire 83 . Pour lui, ce pôle est au cœur de l’intime de l’individu. Ce pôle de souffrance résume l’ensemble des caractéristiques de la dimension psychique des auteurs de violences conjugales.

Sur le versant narcissique, il y a deux sources de mal-être, la séparation et l’individuation.

Ce qui frappe dans les entretiens cités plus haut, c’est le fort investissement de beaucoup sur l’extérieur du couple : Serge est très souvent absent, dans des déplacements de longue durée. Jacques et Amin sont très occupés par son entreprise, à un point tel que nous pourrions effectivement parler d’intermittents du couple.

Les disputes, nous l’avons souligné, ne commencent pas au début du couple, mais plutôt dans cette phase où les partenaires se différencient l’un, l’autre. Nous ferions l’hypothèse que l’investissement extérieur constitue un moyen naturel et facile de différenciation. Ne pas être confondu, c’est être loin ou du moins éloigné. Dans cette phase, on peut supposer que les attentes de l’un et de l’autre sont contraires : besoin de proximité pour la conjointe et besoin de différenciation pour le conjoint.

Lorsque les premières disputes apparaissent, et avec elles la perception chez l’homme de la peur de l’abandon, la tension interne grandit. Si elle entre en correspondance avec des situations antérieures d’abandon ou de perte, elle devient insupportable. La séparation semble envisageable. Une autre scène, celle de l’enfance ou de l’adolescence, vient « se coller » au vécu présent et tout est interprété avec la couleur du passé.

Beaucoup d’hommes que nous avons rencontrés, ne font pas ce travail de liaison psychique entre passé et présent, et nous avons inscrit cet objectif parmi ceux des séances de groupe, tout en étant conscient que même si le groupe peut faciliter cette liaison, elle n’est pas simple à réaliser. Nous savons combien la peur de la séparation est au cœur de l’évolution de l’existence (Durif-Varembont, op. cit.) et qu’elle se répète au gré des évènements tout au long de la vie.

Nous faisons l’hypothèse clinique que les personnes commettant un passage à l’acte de violence au sein du couple n’ont pas eu l’assise narcissique leur permettant de faire face à cette peur de la séparation. En fait, la peur ressentie est celle de la perte de l’objet d’amour et non une simple séparation. C’est comme si elle était perçue en terme de tout ou rien : soit j’ai mon objet d’amour pour toujours, soit je le perds à jamais, une sorte de pensée binaire qui ressemble à une tentative de réorganisation psychique en plein désarroi.

A l’appui de cette analyse, nous voudrions ajouter l’impossibilité – déjà indiquée – de l’existence d’un Nous. Le Nous supposerait que, même absent physiquement, l’autre soit présent psychiquement. Or ce travail, pour la plupart des hommes rencontrés, ne s’est pas fait : ils sont restés à une étape de différenciation, étape de travail identitaire. C’est sans doute ce même mécanisme de défense qui a été utilisée face à des situations similaires. Le travail de liaison avec l’objet d’amour passe par un agencement des désirs et une négociation des différences : l’éloignement devient un obstacle conscient ou inconscient à cet agencement. L’obstacle devient motif pour ne pas s’engager dans ce rapport, en même temps qu’il accroît l’envie de la conjointe d’un rapprochement trop fréquemment déçu.

Sur le versant identitaire, l’homme rencontre sa conjointe avec le modèle qui a été le sien dans le passé, le modèle maternel (Séverac, 2001). A la fois, il va garder ce modèle comme repère psychique, et en même temps il va vouloir (ou devoir…) construire une autre cohérence constituée de rôles nouveaux (professionnel, paternel, familial…) et de représentations nouvelles. La construction de cette cohérence suppose, elle aussi, une continuité suffisante : si à son tour la conjointe marque une discontinuité de présence comme le relatent Sali, Jacques, Bekri, Morad84, alors cette construction devient fragile. L’objet d’étayage manque, révélant ainsi les failles du moi.

Totalement dans la différenciation, incapable de se représenter un Nous d’appartenance, infiltré d’un doute et de traces émotionnelles non symbolisées, ne faisant pas un travail de reprise85 sur lui-même, l’Ego masculin ne peut acquérir la solidité narcissique-identitaire nécessaire à l’évolution de son couple surtout lorsqu’il est secoué de conflits répétés.

L’intérêt des séances de groupe sera certainement de permettre un travail de reprise de ce qui est en attente d’élaboration, c’est là à tout le moins que l’on peut considérer qu’il s’agit d’un travail thérapeutique. Le groupe peut être un moyen d’étayage identitaire par confrontation à des semblables, mais aussi fondamentalement différents. Cette différence est alors perçue, c’est le rôle des co-animateurs- comme étant sans danger et assimilable. Sans cet étayage possible, les individus se raccrochent à des symptômes dépressifs, comme ce fut le cas pour Marcel, Morad, Serge, ou des procédés addictifs auto-calmants comme ce fut le cas pour Léon, Bekri, Amin. Ces procédés auto-calmants ont le grand mérite d’apporter un bienfait immédiat et disponible à volonté (Roussillon, 2007).

L’agir domine la plupart des personnes rencontrées : un agir professionnel pour Serge, un agir violent mélancolique lorsque Léon demande à son épouse de tirer sur lui comme s’il voulait dire : « Allez, finis le travail que j’ai commencé et que je ne peux finir moi-même ! ». Un agir pervers lorsque Bekri incite sa petite fille à lui verser à boire – comme il a fait pour son fils précédemment - en lui imputant cet acte, qui va s’accompagner d’une sexualisation de la relation avec sa petite fille.

En conclusion à cette dimension clinique, nous réaffirmons notre positionnement. La prédominance d’un pôle narcissique-identitaire n’est pas dûe simplement à une catégorisation psychopathologique si éclairante qu’elle fut, elle doit sa primarité aux conditions de son apparition, notamment si nous reprenons l’analyse de Ehrenberg sur la dépression comme « psychologie de l’infériorité et de la honte » (op. cit. p. 35). Nous rejoignons ici les réflexions d’A.N. Henri sur la façon dont chaque mode de production économique induit des pathologies spécifiques. Il faut bien parler à ce sujet d’une histoire des subjectivités.

Notes
83.

L’expression est de Roussillon lui-même.

84.

Dans les entretiens figurant en deuxième partie.

85.

Le travail de reprise dans le groupe est considéré par Kaes (1993) comme un temps essentiel.