1.1.5. Ce que nous avons appris est-il généralisable ?

Ces 400 mis en cause sont-ils représentatifs de l’ensemble des auteurs de violences conjugales ?

Il est bien difficile de l’affirmer car nous ne disposons pas actuellement de données statistiques nationales à ce sujet. Cependant, nous sommes conduits à confirmer les spécificités de cette population des 400 mis en cause :

Si nous comparons cette population avec celle d’une population de criminels telle qu’elle est décrite dans la recherche réalisée par Houel et al. (2003, 2008), nous constatons des similitudes et quelques différences importantes :

Au rang des similitudes, nous notons « une surreprésentation des auteurs… appartenant aux catégories « artisans »et « ouvriers » ». (2008, p. 63). Surreprésentation que nous avons rencontrée dans notre population d’auteurs de violences conjugales87.

L. Mucchielli (2004) dans une enquête sur un département de la région parisienne dans les années 1990 à propos des caractéristiques démographiques des meurtriers et de leurs victimes, montre que les meurtriers (pour 85 % ce sont des hommes) appartiennent dans leur quasi-totalité aux classes populaires. Il constate qu’ils sont marqués par de lourds handicaps familiaux, scolaires et sociaux. Avec une surreprésentation des ouvriers, en activité ou au chômage, il établit un pourcentage de 23 % de présence d’étrangers parmi les meurtriers. Ce chiffrage correspond sans que l’on puisse évidemment les comparer au chiffre d’hommes étrangers que nous avons rencontrés dans nos groupes. Le pourcentage de 23 % peut s’expliquer par des facteurs de précarité qui toucheraient davantage une population étrangère. Les quatre-cinquième des individus enquêtés sont issus de milieux populaires. On peut parler à ce sujet de pauvreté héritée et de reproduction sociale. Ainsi Mucchielli confirme un dernier élément du diagnostic, certes partiel puisque portant que sur un département : les violences mortelles volontaires sont concentrées géographiquement.88

P. Arnault dans un article récent (2009) confirme cette donnée89 de surreprésentation des milieux populaires et s’étonne qu’elle « amène curieusement les chercheurs à conclure qu’il s’agit d’un phénomène (i. e. le phénomène des violences conjugales 90 ) qui touche toutes les couches de la société » (p. 93). A contrario, lorsque les deux membres d’un couple exercent une profession, ce facteur semble être protecteur. Il est, avec le mariage, tout aussi protecteur, depuis son constat par Durkheim (1897), pour les conduites suicidaires.

Les violences conjugales ne sont-elles pas au cœur des inégalités sociales ?

Au vu de l’ensemble de ces données, il nous semble acquis qu’il existe un lien fort entre violences conjugales, meurtre, et appartenance à un milieu populaire. Ce lien se décline dans une situation de précarité faisant alterner périodes de chômage et périodes de travail, faible niveau scolaire, et faibles ressources économiques.

De même une autre caractéristique commune entre la population de criminels et la population d’auteurs de violences conjugales, est l’absence d’antécédents judiciaires des auteurs. On peut supposer que, même si les hommes criminels manifestent, avant leur acte, des violences sur leurs conjointes, soit ces dernières ne déposent pas plainte, soit ces actes sont passés sous silence au sein du couple.

C’est dans les motifs déclarés que l’on va constater des différences entre les deux populations. Pour les hommes criminels, les motifs (cf. Houel et al. op. cit.) sont classés ainsi :

Si nous comparons ces motifs avec ceux déclarés par les 79 hommes ayant participé aux treize groupes (notamment à au moins cinq séances de groupe), le motif de la jalousie n’est présent que chez trois participants. L’infidélité de l’épouse, motif pourtant commode à mettre en avant pour les hommes, n’est déclaré que dans trois cas. Bien au contraire, nous sommes persuadés, à entendre le discours de ces hommes, que leurs conjointes sont littéralement agrippées à l’espoir de les changer, qu’elles souhaitent pour la grande majorité une vie de couple heureuse, qu’elles engagent toute leur énergie pour arriver à ce résultat. Pour les 79 hommes mis en cause pour violences conjugales, le motif majoritaire est celui regroupé autour de la notion de perte d’objet. C’est pour cette raison que les deux moments critiques sont ceux que nous avons signalés précédemment.

Pour Vouche (2009), la violence masculine et la violence féminine se ressemblent : il ne distingue pas, comme le démontrent toutes les recherches, les motifs différents auxquels obéissent les violences des hommes et des femmes dans le couple, ce qui l’amène à faire du couple un ensemble fermé où les deux partenaires sont chacun responsable des évènements de violence.

Une autre différence serait l’existence pour les criminels « d’une problématique sous-jacente… sans aucune exception, bien plus psychopathologique… avec deux extrêmes : une certaine pseudo-normalité souvent, la psychose franche parfois » (Houel, op. cit. p. 14). Que ce soit pour Begin (1995) ou Coutanceau (2006), dans des recherches différentes, le constat est le même par rapport aux auteurs de violences conjugales, la population la plus importante ne semble pas présenter de signes psychopathologiques.

A la différence de la situation criminelle, les actes de violences conjugales ne comportent pas dans la quasi-totalité des cas, de mise en scène, bien au contraire, ainsi que l’expose R. Roussillon (in Chouvier & Roussillon, 2008) les actes sont de nature éruptive, comme des décharges.

Criminels et auteurs de violences conjugales se rejoignent aussi dans le constat que fait encore Mucchielli (op. cit. p. 226) du « cumul de handicaps affectifs et sociaux tout au long de l’histoire de vie ». Il met en évidence trois constats :

Les caractéristiques psychologiques sont marquées par une immaturité, et une tendance à la dépression. Pour Mucchielli, il s’agit ici de données structurelles. Effectivement, là encore, il n’est pas question de psychologie individuelle mais de psychologie sociale : Ehrenberg (2001) constate qu’il s’agit de la maladie psychiatrique la plus fréquente depuis 1970 et aussi celle dont les contours sont les moins définis, « comme si l’individualité était tendue entre les deux extrêmes de la toute-puissance et de l’impuissance » (Ehrenberg, op. cit. p. 26). L’observation de la dépression des individus est ainsi un matériau privilégié qui nous renseigne sur le mode de souffrance sociale. La dépression amorce son étiquetage médical à la fin des années soixante au moment où les sociologues décrivent le déclin de la société des règles d’interdiction et de conformité ; « la dépression se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle le sentiment d’insuffisance domine celui de la culpabilité. Elle accompagne le recul de la référence au conflit dans l’espace psychique, mais également dans nos formes de vie. » (Ehrenberg, op. cit. p. 27). Cette citation nous semble tout à fait intéressante. Nous rencontrons dans notre cabinet de psychologue hospitalier des victimes qui expriment leur impuissance dans une situation de conflit – dans le champ professionnel - bien qu’elles perçoivent la façon dont elles pourraient la résoudre. Le plus souvent, il s’agirait d’affronter leur adversaire dans un face à face91. L’appréhension de cette situation de face à face les angoisse, les inhibe (maître-mot de la dépression), c’est comme si elles étaient persuadées d’avance qu’elles seraient perdantes. Le conflit n’est plus perçu comme un moment naturel de l’existence mais comme ce qu’il faut éviter à tout prix car il est le vecteur d’une forme d’anéantissement. Le conflit est à fuir car il serait à même de dévoiler l’insuffisance de soi. Le terme d’étayage (narcissique) vient sans doute nommer une fonction sociale si nécessaire.

Les deux populations se rejoignent à nouveau dans leur vision commune de la femme : une femme avec une représentation maternelle prédominant sur celle d’épouse. Mais c’est une représentation bien complexe qui est la leur, une mère menaçante autant que bénéfique, une mère menaçante de dévirilisation ou de perte, créant une faille narcissique béante.

Nous retrouvons ici le concept de matricentralité, concept sociologique aux contours psychologiques longuement décrit par Neyrand qui le décline en pouvoir maternel et en pouvoir relationnel (Neyrand, 2004). Si Houel et al. (2008) font référence au maternalisme en tant qu’attitude des mères par rapport à l’éducation des fils, nous voudrions mettre en parallèle le concept de maternalité, concept que nous créons pour correspondre à l’attitude des épouses face à leurs conjoints. L’attitude de maternalité est d’autant plus présente que la société encourage, voire privilégie les valeurs et les normes de la matricentralité.

Nous trouvons l’analyse de l’origine de cette maternalité dans cet article de Durif-Varembont (1997) où il expose les effets positifs de la séparation comme logique de l’existence. Le nouage alterné de la présence et de l’absence de la mère nécessite chez l’enfant la mise en œuvre de capacités de symbolisation afin de rendre sécure sa construction identitaire. Traversant les différentes étapes de cette dynamique de présence et d’absence, Durif-Varembont montre que la séparation induit la parole, constitue le Je, dans un long travail psychique qui, s’il vient à manquer ou à faire défaut (ou défaillance), configurera l’adulte de demain. Pour Durif-Varembont, la séparation est traumatique si elle est « privation dans le réel » (op. cit. p. 108). L’on pourrait d’ailleurs ajouter à cette privation la dimension de l’effraction. Nous faisons l’hypothèse que cette privation alterne avec des moments de relative satisfaction. Cela confirme l’intérêt du concept de déprivation. Le concept de déprivation alternante illustre l’approche de géographie sociologique mise en œuvre notamment par Martuccelli dont nous présenterons la recherche plus loin.

Est-ce en raison de cette alternance déprivante (et déprimante !…) que la structuration d’un Nous conjugal et familial échoue ? Un Nous impossible dès l’enfance constitue-t-il un obstacle à un Nous futur ? Traces et textures de l’enfance…

En conclusion à la question posée de la représentativité de la population rencontrée dans nos groupes, nous pensons que cette population des 400 mis en cause est représentative des hommes faisant l’objet d’une plainte pour violences conjugales. Mais nous ne pouvons actuellement confirmer ni l’existence d’un phénomène qui toucherait l’ensemble des couches sociales, ni exclure les autres couches sociales de ce phénomène car le taux de déclaration des faits de violences conjugales par les victimes à la Police, n’excède pas 10 à 20 %. Il serait nécessaire de conduire une étude sur les caractéristiques des victimes de violences conjugales qui portent plainte. Ces données manquent à nos conclusions.

Nous confirmons cependant l’hypothèse que les violences conjugales, au vu des études partielles dont nous avons fait mention, et selon nos propres données, concerneraient majoritairement des hommes issus de couches sociales modestes.

Si 10 à 20 % des victimes portent plainte et cela correspond à la population des agresseurs que nous avons étudiée, qu’en est-il de la population qui n’a pas porté plainte et qui représente par définition les quatre-vingt pour cent restant ? Ainsi que le souligne Guionnet et Neveu (op. cit.), les représentations du mâle agresseur sont celles appartenant aux milieux populaires, figure d’un machisme fruste, vulgaire et phallocrate. Le machisme est représenté sous la forme d’un manque total d’éducation, dissimulant l’émergence d’un autre machisme plus manipulateur, plus subtil, présent dans les classes moyennes et supérieures. Même les formes du machisme sont dépendantes de la classe sociale. Violence conjugale feutrée, dissimulée au regard des autres…

Si 80 % des victimes ne portent pas plainte, cela veut dire que la situation soit perdure et est acceptée bon gré mal gré, soit que la situation va se terminer par une séparation ou un divorce. Les violences conjugales précipitent-elles la décision de divorce ? Il serait intéressant de disposer sur cette question de données statistiques et de modèles de trajectoires sociales.

Notes
86.

Il ne s’agit pas de minimiser la souffrance des victimes qui n’est pas proportionnelle à la gravité des faits. Bien d’autres facteurs, notamment psychologiques, doivent être pris en compte : la soudaineté de la violence, le degré d’attachement du couple, le sentiment de peur…

87.

En concordance avec cette donnée concernant tant les meurtriers que les auteurs de violences conjugales, nous voudrions rapporter les propos du Docteur Ellen Imbernon lors du Colloque des journées nationales de la prévention du suicide à Paris du 5 février 2010 sur les données épidémiologiques des suicides au travail. Ceux-ci semblent, au vu des statistiques présentées par ce médecin épidémiologiste de l’Institut national de la Veille Sanitaire, concerner les milieux de travail des ouvriers et des employés de façon majoritaire. La convergence de telles données ne paraît pas a priori un hasard.

88.

Les deux communes du département où proportionnellement ont eu lieu le plus de meurtres sont deux communes d’une zone industrielle en crise, caractérisées par des taux de chômage et de pauvreté très élevés, ainsi que par une forte concentration d’une population étrangère ou d’origine étrangère.

89.

Arnault cite une étude sur les morts violentes au sein des couples indiquant que plus de 70 % des auteurs d’homicide ont été au moment des faits, sans profession, ouvrier ou employé.

90.

Ajouté par nous.

91.

Notre exemple ne vaut que pour le champ professionnel. Nous ne voyons pas ce que pourrait gagner une victime de violences conjugales à affronter son agresseur dans un discussion pour régler le conflit.