1.2. La notion de déprivation psychosociale.

L’enquête ENVEFF dont nous avons largement exposé les résultats constate que parmi l’ensemble des femmes enquêtées, une sur trois a vécu au moins une situation difficile pendant son enfance (2003, p. 52). La répétition de mauvais traitements physiques, infligés au cours de l’enfance, multiplient par cinq le risque d’être en situation « très grave » de violences conjugales.

Nous retrouvons dans l’ensemble de la littérature reprise notamment dans la thèse de Labasque (op. cit.), l’importance chez les auteurs de violences conjugales comme chez les victimes, du vécu infantile et adolescent de situations de maltraitance, de séparation…

L’enquête ENVEFF, comme les autres sources telles que les données de l’OND, montre que les facteurs sociaux influent fortement sur les évènements de violences, notamment la présence de périodes alternées de travail et de chômage, de périodes de précarité et de périodes de relative stabilité sociale et économique. Nous avons repris la notion de déprivation psychosociale comme concept de jointure pour qualifier le vécu de ces périodes d’alternance de précarité et de stabilité dans le domaine social et dans le domaine de l’enfance. Nous pensons que cette notion peut être comprise comme articulant le vécu de faits sociaux objectifs avec un ressenti psychologique spécifique constitué de stress et d’insécurité. Cette situation de déprivation psychosociale nous apparaît comme plus déterminante que l’appartenance socioprofessionnelle.

Pour notre part, nous définirions le concept de déprivation psychosociale comme une certaine configuration des rapports sociaux, ou mieux des trajectoires sociales, configuration qui a un impact spécifique avec la représentation et le ressenti qu’en ont les individus. Cette représentation et ce ressenti trouvent leur apogée dans la perception d’une situation d’impasse aux dimensions tant sociales que psychologiques. C’est comme si la dimension sociale renvoyait au ressenti individuel, se mêlant l’une à l’autre, se métissait – pour reprendre la belle expression de Houel et al. (2008, p.8). Ce métissage est complexe car il n’est pas une alchimie du hasard : les individus eux-mêmes sont producteurs des représentations qui à leur tour vont influer la survenue de ces situations dans une sorte de dialectique sans fin. La survenue des actes de violences est une des illustrations de cette dialectique.

D. Dutton (1996) reprend ce processus de déprivation au niveau psychologique. Il montre que dans les premières années de l’enfant, ce dernier connaît des phases de frustration soit par une mère absente soit par une mère pas suffisamment bonne. Si cette alternance se poursuit sur un temps long, la vision de la mère ne s’équilibre pas entre ces deux pôles. « L’objet n’est pas permanent » (Dutton, op. cit. p. 124). L’enfant va développer un moi insécure, sans pouvoir maîtriser ses tensions internes nées de cette oscillation entre la bonne et la mauvaise mère. Toute situation de frustration répétée fera naître une accumulation de tensions qui vont éclater de façon paroxystique au hasard du quotidien. Les enfants qui ont été insécurisés se méfient de la proximité des relations, manifestent de la peur, et ont tendance soit à coller leur entourage, soit à être ambivalents dans leur rapport affectif. Chez les auteurs de violences conjugales, les cycles de tension intraconjugale ressemblent aux cycles d’attachement insécure de l’enfant.

Différents travaux dont celui de Delage et al. (2004) cherchent à appliquer la théorie de l’attachement à la compréhension de la conflictualité du couple. La théorie de l’attachement est due à J. Bowlby (1957) qui distingue deux facettes de l’attachement : l’attachement sécure et l’attachement insécure.

Nous allons développer les effets de l’attachement insécure sur la relation de couple. Les personnes qui ont un vécu insécure vont rechercher une sécurité interne et en même temps être convaincues de la fatalité de la défaillance de toute aide extérieure (Delage et al., op. cit.). Le monde représentationnel est en décalage avec la réalité vécue, les récits autobiographiques seront faiblement cohérents car le vécu interne de cette réalité est morcelé, désorganisé, mal canalisé, peu élaboré. Les points de repères sont flous. On pourra qualifier cet état de « distorsions cognitivo-affectives » (Delage, op. cit. p. 174). Nous avons constaté ces distorsions dans notre analyse du récit des faits de violence que font les participants aux séances de groupe (cf. 4.5.1. de la deuxième partie). Ainsi le vécu infantile pourra entrer en concurrence avec la figure d’attachement que représente le partenaire dans le couple. Les deux partenaires n’arrivant pas à procéder à des ajustements adaptatifs, cela maintiendra un niveau important de frustration chez chacun, niveau entrant en correspondance avec celui de l’enfance.

Le tableau suivant représente ces trois domaines dont les mouvements se correspondent :

Tableau 39 – Les différentes phases alternantes à différents âges de la vie.
Enfance Alternance de phases de sécurité affective et d’insécurité : déprivation psychologique
Adulte Alternance de phases de stabilité sociale et d’instabilité : déprivation psychosociale.
Couple Alternance de phases de satisfaction affective et de frustration.
Cycles de violences : cycles de Walker (1984), alternance de phases de tension puis de violence et de phases de rémission.

Source : construit par l’auteur.

Pour conclure ce chapitre, les réalités suivantes que nous avons regroupées autour de nouveaux concepts, semblent acquises.

Les situations d’impasse conjugale confrontent une position masculine et une position féminine. La position masculine est située dans une trajectoire sociale particulière, non pas celle de l’exclusion mais plutôt celle de la déprivation psychosociale. La position féminine revendique un pouvoir maternel ou maternalisant, et nous avons créé à ce propos le concept de maternalité. Evidemment ces concepts s’inscrivent dans une perspective sociologique de la domination masculine conçue davantage comme un ensemble de rapports de force qu’un état de fait intangible. Enfin, nous défendrions l’idée que la domination masculine n’est pas le dernier mot de la domination.