1.3. Et la domination masculine ?

Les violences conjugales sont-elles dès lors la rencontre de deux victimes ?

La réalité est toute autre. L’analyse anthropologique de F. Héritier démontre que la domination masculine repose sur des modes de pensée profondément intériorisés et ancrés dans le quotidien des sociétés qu’elle a étudiées. Que ces modes de pensée soient anhistoriques ou panhistoriques, universels ou localisés, ne leur enlève pas de leur pertinence. Le mouvement actuel en faveur de l’égalité des sexes, même s’il rencontre quelque succès et s’il va dans le sens de l’histoire, se heurte à des nœuds de résistance : le champ politique – même si la haute fonction publique s’ouvre à des fonctionnaires féminines – et le champ religieux constituent des bastions où l’évolution est pour le premier sensible, mais pour le second totalement inexistante.

Regardons dans le quotidien des familles : une récente enquête (A. Régnier-Loillier, 2009) indique que l’arrivée d’un enfant accentue le déséquilibre du partage des tâches domestiques entre hommes et femmes. Aujourd’hui comme hier, les femmes assument l’essentiel des tâches domestiques. Même dans la gestion de la vie sociale, les femmes s’impliquent nettement plus que les hommes.

Revenons sur cette phrase de P. Bourdieu (1998, p. 95) : « Le changement majeur est sans doute que la domination masculine ne s’impose plus avec l’évidence de ce qui va de soi. ». Le meilleur paravent de la domination masculine est son caractère naturel car elle est profondément intriquée dans les modes de socialisation. Le débat sur la domination masculine ressemble à celui sur l’identité que développe Brubaker (2001). Il y a dans l’une comme dans l’autre des éléments liés à une permanence, et des éléments contingents liés à une historicité. Si l’on privilégie les éléments appartenant à l’un ou l’autre, l’ensemble du regard sera faussé.

Sa remise en cause est aussi la remise en cause d’autres éléments dont nous avons décrit les évolutions : la crise du masculin, la crise des rôles masculins d’époux et de père, la nouvelle conception du couple, le renforcement de l’interdit des violences etc. Nous avons vu aussi que les réponses apportées ne sont pas forcément une remise en cause de la domination masculine. Ces réponses tendent plutôt à une évolution vers une pax familia nécessaire au bon fonctionnement de l’économie.

Il est certain que le mouvement de l’égalité des sexes tend actuellement plutôt vers une égalité formelle, voire abstraite, que celle-ci pour atteindre le réel du quotidien doit passer par un changement des mentalités. Ainsi que l’a décrit un récent colloque que nous avons organisé en novembre 2009 avec l’association SOS Violences conjugales 42, les rapports de genre dans l’histoire sont des rapports de force. Cette notion de rapports de force peut amener un autre positionnement de la domination masculine dont I. Théry souligne l’insuffisance pour penser la situation actuelle. La notion de rapports de force oblige à dépasser un certain mode de pensée binaire, à resituer les rapports homme-femme dans une perspective où l’évolution n’est pas linéaire mais où les phases de recul succèdent à des avancées. Les violences conjugales n’ont-elles pas été déclarées en 2010 grande cause nationale ? L’éclairage temporaire que procure cet affichage ne doit pas être la confirmation d’une pensée binaire fixant à jamais la femme comme victime éternelle.

Même si la hiérarchie des sexes constitue aujourd’hui le fonds anthropologique persistant de notre société, les rapports de force évoluent et les perceptions de la domination masculine en font de même. D. Martuccelli (2004) développe ainsi ces évolutions : tout d’abord, avant de décrire leurs transformations, il met en évidence les deux dimensions de la domination, l’une est celle du processus par lequel se dissimule un système idéologique perçu comme naturel et évident, l’autre dimension est le consentement des dominés.

Il faut reconnaître que dans ces deux processus « les choses ne vont pas de soi… ». Les représentations qui confortent la hiérarchie des sexes et la domination masculine ne sont plus acceptées comme naturelles et évidentes au profit d’idées tournées vers l’égalité des sexes. La société est elle-même traversée par des logiques et des réalités contradictoires qui s’affrontent. Certaines valeurs viennent en contradiction avec le système de domination. La mise au ban de la violence conjugale, conjuguée avec la crise du masculin, lézarde l’idéologie du sexe fort. Bien que les couples globalement continuent à fonctionner selon un modèle hérité du passé, héritage visible notamment dans la répartition des tâches domestiques, les acteurs sociaux de façon non moins visible sont à la recherche de relations plus égalitaires. On ne dira jamais assez l’importance des mouvements féministes et de leur influence dans la reconstruction d’une identité féminine. La pensée féministe a permis la remise en cause du caractère naturel et évident des rapports homme-femme. Cette remise en cause a eu pour résultat une pensée non seulement différente mais autre, faisant du consentement, une adhésion volontaire et plus éclairée.

Un autre changement réside dans une plus grande visibilité des contraintes, modifiant le problème du consentement des dominés-es. La domination devenant plus transparente, l’esprit de tous et surtout de toutes, est plus critique. Ego supporte le poids de ce regard, parfois seul, en tout cas selon la variabilité de sa personnalité et du contexte. Il est amené à produire pour lui-même des représentations contraires à celles de la domination, production dont il ignore la légitimité.

Pour Martuccelli (op. cit.), exit l’assujettissement, cet ensemble de quadrillages corporels, de pratiques insidieuses de standardisation de comportements. A la fois production et reproduction du sujet, à la fois formation et contrôle, prescription et initiative, la pensée d’Ego est constituée aujourd’hui d’une sorte de passerelle où désormais normativité et responsabilisation se font face.

La responsabilisation est un second maître-mot. Cette notion recouvre la responsabilité des actes comme des évènements. Alors que nombre de repères deviennent incertains, la responsabilisation s’impose comme la tâche inévitable de l’individu, comme un mécanisme d’inscription subjective en faveur de l’implication de ce dernier dans la vie sociale. La responsabilisation, terme que nous retrouverons dans les objectifs des séances du dispositif VIRAGE, mais aussi dans les objectifs d’autres dispositifs, veut mobiliser les capacités internes propres au sujet.

Arnault (op. cit.) indique qu’il s’agit d’un mot-pivot des dispositifs qu’il a étudiés : par exemple celui du Val d’Oise mis en place en 2003. Pour Arnault, et cela rejoint les idées que nous allons développer plus loin au sujet de l’approche groupale, la responsabilisation est un processus avant tout lié à la dynamique du groupe. Mettant au premier rang des objectifs la responsabilisation, on est en droit de se demander si un tel dispositif est de nature socio-judiciaire ou plutôt psycho-éducatif ?