1.5. Et si les violences conjugales étaient symptôme ?

Pour répondre par l’affirmative à cette question, il convient de discuter certains éléments d’analyse produits plus haut, et notamment l’analyse de L. Mucchielli sur l’évolution des faits de violence depuis trente ans. Peut-on confirmer l’analyse d’Elias sur laquelle s’appuie Mucchielli d’une pacification des mœurs, d’un processus de civilisation à l’œuvre actuellement ? Peut-on oublier les guerres et ces génocides récents d’une violence inouïe ? Peut-on simplement les considérer comme des parenthèses pour mettre en avant l’idée d’un Etat omniprésent, sondant les corps et les âmes, réglant différends et conflits, moteur d’une œuvre de pacification ?

Faut-il faire abstraction de quelques épisodes contraires à l’évolution de la civilisation pour contempler cette évolution dans sa lente progression vers plus d’humanité ?

C’est à cette question qu’a été consacré un Colloque en octobre 2000 à Rennes. Abraham de Swaan, membre de l’Ecole néo-éliasienne hollandaise, introduisit le concept de « dys-civilisation » pour qualifier ces périodes contraires, ces périodes de forte régression. Il notait aussi que ces périodes concernaient des zones géographiques limitées.

Pourquoi ces périodes de dys-civilisation ? Peut-on se contenter d’une réponse en terme de nature humaine qui serait fondamentalement violente ? Doit-on voir dans ces périodes de régression la contrepartie d’un processus civilisateur trop contraignant ? Faut-il abandonner la vision idéaliste d’une progression linéaire darwinienne de l’évolution pour la remplacer par une lecture plus heurtée d’alternances de phases régressives et de phases progressives ?

Pour notre part, en restant dans notre champ d’étude, nous faisons l’hypothèse d’une évolution fragile et précaire des relations sociales dont les déterminants sont historico-économiques. Même si l’Etat joue un rôle de pacificateur dans le domaine des relations sociales, cela n’empêche pas de saisir le bouillonnement social entraîné par les recompositions identitaires vécues dans l’ensemble de la société, recompositions identitaires que nous avons décrites plus haut.

Les périodes de régression seraient-elles autant de périodes de mutation marquant la fin de certains repères et le début de nouveaux horizons ?

L’intervention de l’Etat au sein de l’intimité des foyers rigidifie parfois à l’extrême les relations conflictuelles alors que leur résolution nécessiterait dialogue et souplesse. Mais l’action de l’Etat n’est pas le seul facteur de causalité de cette rugosité accrue des relations sociales comme l’exprime Lagrange. Il faut sans doute faire appel à une analyse plus globale.

A quoi serait due cette rugosité ?

Sans doute, au moins pour le champ des violences qui nous intéresse, à au moins un double processus : l’accroissement de tout ce qui est ressenti comme menaces, et le manque de protections.

Ego se trouve démuni face aux enjeux majeurs des évolutions sociales. Il cherche des repères, en trouve certains, partiels, inadaptés. Sa recherche elle-même est difficile, voire incertaine. Elle manque de souplesse, d’habileté. Nous pourrions utiliser ici le concept hégélien de plasticité qui nous semble pouvoir s’appliquer à cette réalité. Ce concept a été réélaboré par C. Malabou, philosophe92. La plasticité serait cette aptitude à maintenir une identité tout en évoluant, en muant, en se transformant au contact de l’environnement et selon les aléas des circonstances, comme une sorte d’adaptabilité ouverte et constante.

Les moments de crise correspondent à une forte diminution de cette aptitude de plasticité, alors que dans le même temps, l’exigence d’évolution est perçue comme prioritaire. Ce concept de plasticité est à différencier de celui de résilience, bien que tous les deux puissent converger : la force et la souplesse.

Nous sommes persuadé que les violences conjugales en tant que fait social représentent un enjeu de recomposition identitaire auquel s’oppose la rigidification (Cusset, 2006, p. 29) des relations sociales et des processus psychiques. Cette rigidification se manifeste notamment par la croissance des phénomènes de ségrégation (homogénéisation des zones d’habitat, ségrégation scolaire…) et par une emprise excessive des appartenances héritées, notamment ethniques. Nous rejoignons ici l’effet amplificateur des processus culturels développé précédemment.

Face aux situations de chômage et de précarité, les hommes concernés se replient sur la protection de la famille, protection souvent illusoire car leur famille amplifie les inquiétudes et l’insécurité. La rugosité accrue des relations sociales se nourrit d’une déconstruction des points de repères et d’une absence des moyens qui permettraient à Ego de s’adapter. L’augmentation du sentiment d’insécurité ne se fonde pas sur des causes réelles mais aussi sur des peurs internes.

Nous constatons avec L. Mucchielli une certaine accélération des mesures de répression face aux violences, augmentation de la législation, diversification des réponses judiciaires, accroissement de la pénalisation. Mais l’extinction de la violence physique, dans l’hypothèse où elle tendrait à diminuer ce qui n’est pas le cas actuellement, suffira-t-elle à pacifier les rapports homme-femme ? Mucchielli ne s’interroge-t-il pas lui-même à la fin de son article sur l’avenir du processus de pacification fortement fragilisé par les insuffisances de l’intervention de l’Etat ? Si le projet démocratique idéal de nos sociétés est l’être civilisé, discipliné, dialoguant, ce projet peut paraître, aux yeux des victimes comme des agresseurs, un projet idéologique bien lointain tant les conditions sociales de sa réalisation sont contraires à son émergence.

En conclusion et pour résumer l’ensemble de nos réflexions, nous reprendrions nos hypothèses premières en les formulant ainsi :

Le positionnement masculin est celui de la dépendance/indépendance. D. Dutton (1996) décrira une forme dissimulée de dépendance sous les termes de dépendance masquée et le positionnement féminin est celui du maternel/relationnel pour reprendre les termes de Neyrand (op. cit.). Pour I. Théry (1993), plutôt que d’individualisme, il convient de parler de crise de l’individu institué (p. 18). La sociologue du démariage émet l’idée de la prééminence d’un processus d’auto-institution des individus. Le Nous, même connu, n’est plus reconnu, il ne va plus de soi, ne rencontre spontanément ni adhésion ni confiance. L’incertitude a gagné l’ensemble des représentations traditionnelles. R. Castel décrit cette montée des incertitudes (2008) dont Ego ressent quotidiennement le poids. Les réponses à la question de la recomposition identitaire appartiennent à la mouvance des champs institués créés au hasard des familles, avec un danger, l’ordre communautaire. Théry rejoint C. Castoriadis (1996) dans son diagnostic : l’individu s’auto-institue car il y a crise des significations imaginaires sociales. Les violences conjugales s’inscrivent dans cette crise des significations. La société des semblables de Léon Bourgeois s’est achevée, place à la société des individus. Les auteurs de violences conjugales sont-ils des individus radicalement différents ou bien est-il possible de distinguer l’appartenance à certains profils ?

Notes
92.

Extrait du Journal Le Monde du 18/12/2009 : Catherine Malabou « La philosophie a orchestré l’impossibilité de la femme comme sujet » page 10.