1.6. Peut-on catégoriser les auteurs de violences conjugales ?

Nous ne pouvons affirmer que les caractéristiques retenues pour le profil général des auteurs de violences conjugales sont celles décrites dans notre population, que ce soit celle des 400 comme celle des 79 participants aux séances. Il convient de garder une grande prudence sur le degré de représentativité de notre population par rapport à celle générale des auteurs de violences conjugales.

A l’appui de cette prudence, nous voudrions citer deux exemples :

Cela nous amène à proposer la distinction suivante de catégories d’auteurs de violences conjugales, suivant un critère peu mis en valeur dans la littérature, leur perception de leur propre situation et surtout leur vision des solutions face à la crise conjugale.

On pourrait ainsi distinguer trois catégories dans la population générale :

Les auteurs de violences conjugales que nous avons rencontrés s’inscrivent dans des trajectoires sociales. Nous avons pu, avec le témoignage d’autres praticiens, distinguer trois trajectoires sociales différentes. Précisons que ces trajectoires concernent une population définie, celle de mis en cause ayant fait l’objet d’une plainte, et ne concernent pas l’ensemble de la population des agresseurs.

La première trajectoire, à notre avis majoritaire est celle d’hommes appartenant à un milieu populaire et connaissant des périodes alternantes de stabilité et de précarité. Dans leur grande majorité ils possèdent un métier mais traversent des situations fréquentes d’instabilité financières. Ils ont fait l’objet d’un dépôt de plainte pour un acte qui ne sera commis qu’une seule fois car, pour environ 80 % d’entre eux, il n’y aura pas de récidive. Ces hommes ne relèvent pas du soin psychiatrique.

La deuxième trajectoire sociale est celle d’hommes appartenant aussi à un milieu populaire mais qui connaissent de telles situations de rupture et d’isolement que cela les conduit à un processus d’exclusion et de désaffiliation. Ces hommes vont commettre plusieurs actes de violence non seulement sur leur conjointe mais aussi dans le but de voler ou d’agresser des personnes. Ces hommes vont connaître des périodes de prison de plus en plus longues. Les SPIP sont amenés à suivre cette population.

La troisième trajectoire concerne des hommes appartenant à la classe moyenne ou supérieure. Leurs victimes ayant confiance dans un dialogue et dans une vision positive du couple, n’ont pas porté plainte. Au début du conflit, elles cherchent à dissimuler toute trace des disputes. Puis elles se confient à l’entourage familial ou amical. Ce dernier par discrétion ou pour « ne pas envenimer les choses », s’abstient de prendre parti ou d’intervenir. La victime se retrouve seule devant les insultes, les menaces et parfois les coups. ENVEFF n’indique-t-il pas que les femmes appartenant aux classes sociales indiquées connaissent des « situations très graves » de violence ? Elle n’ose pas porter plainte, ce serait dévoiler au grand jour ce qu’elle subit, ce serait dévoiler une situation honteuse. La honte ici est le maître-mot du ressenti des victimes. C’est une forme de honte sociale prégnante que décrit M.F. Hirigoyen (1998). La victime pense qu’elle ne sera jamais écoutée, crue, elle dont le mari, connu de tous, occupe le devant de la scène publique. Honte de ressembler à l’image humiliée des femmes battues qui ont perdu quelque chose de leur dignité et qui sont réduites à l’ombre d’elles-mêmes. A cette honte vient s’ajouter la culpabilité, puis un sentiment profond d’isolement qui va lentement glisser vers un acte suicidaire.

Sans doute existe-il d’autres trajectoires. L’intérêt d’en distinguer certaines est que les modes d’intervention comme les modes de prévention sont radicalement différents. Alain Legrand, psychologue psychanalyste, trouvera, selon son propre constat, dans son cabinet parisien, une clientèle répondant à la troisième trajectoire sociale.

Dans nos groupes comme dans le cabinet du psychanalyste, point d’hommes caractéristiques de la deuxième trajectoire. Leur nomadisme et leur statut d’exclus les empêchent d’être joints, convoqués, rencontrés et accompagnés…

Ces trois trajectoires peuvent être confrontées avec le classement plus classique des auteurs de violences conjugales en trois catégories suivant une approche d’ordre psychopathologique, notamment dans le rapport de Coutanceau (op. cit.). Nous avons retrouvé cette distinction dans nos groupes.

Nous ne suivons pas D. Dutton (1996) dans sa classification des auteurs de violences conjugales comme états-limites. Outre que cette classification a un contenu américain et différent de la notion plus étroite définie en France par J. Bergeret, ce positionnement clinique nous paraît pouvoir être réservé à quelques cas entrant dans la troisième catégorie exposée plus haut. Plus intéressant selon nous serait l’observation de Dutton sur la présence de symptômes post-traumatiques chez les cogneurs. Cette observation a été mise en évidence dans la thèse de psychologie clinique d’E. de Bonneville (2008). Nous pensons que ce constat de présence chez les auteurs de violences conjugales d’un passé infantile d’humiliation, de séparation, de manque périodique d’affection est tout à fait compatible avec la notion de déprivation. Le contenu de cette notion peut conduire à comprendre notamment le cycle de violence analysé en 1984, par Lenore Walker. La phase de remords ou de pardon correspondrait en effet au souvenir infantile de moments « suffisamment bons ou insuffisamment mauvais ». Cette phase dure peu de temps car à nouveau arrivent les ressentis de vulnérabilité. La honte – la même que celle éprouvée lors des évènements infantiles – engendre chez l’individu la conviction qu’il peut être facilement attaqué. Se sentant humilié au moindre reproche, à la moindre pique, il riposte par une explosion de colère totalement disproportionnée.

Si la dimension individuelle est nécessaire pour comprendre les mécanismes des violences conjugales et la personnalité de leur auteur, il convient aussi de saisir toute l’importance du transgénérationnel. Les auteurs de violences conjugales qui ont subi dans leur enfance la maltraitance et la honte d’évènements difficiles (divorce des parents, abandon temporaire, attitudes de dévalorisation…) vont à leur tour infliger à leurs propres enfants la dure charge d’être témoins des conflits parentaux, d’assister à des scènes d’insultes, de menaces, des violences même. Ainsi que le soulignent Kaes et à son tour Durif-Varembont (2004), le problème n’est pas de transmettre mais plutôt d’arrêter la transmission. Les deux partenaires déposent au sein du couple leurs propres paquets de la transmission. La transmission transgénérationnelle est sans doute le processus qui permet aux violences conjugales de s’accroître. Les traumatismes encryptés et non élaborés subis lors de la génération précédente, persistent sous la forme de traces, de textures, de cicatrices (C. Joubert, 2005). En permettant aux hommes reçus dans nos groupes de réfléchir sur les effets des évènements vécus dans leur enfance et adolescence, nous pensons pouvoir contribuer à rompre la transmission de certains scénarios de violence.

Notes
93.

En reprenant l’affirmation d’Erhenberg (2001) selon laquelle : « La dépression serait alors le médiateur qui rend visibles les processus par lesquels l’homme malade du conflit (névrotique) souffre aujourd’hui d’une insuffisance (dépressive) qui attise la compulsion ou l’impulsion » (p. 38)