3.1.1. La société du risque

Puis le concept de différence laissa place à celui de risque.

Ecrit en 1986, le livre d’Ulrich Beck sur la société du risque a été traduit seulement en 2001. L’ambition de Beck était d’analyser la voie d’une autre modernité. Pour lui, l’évolution du capitalisme moderne va vers une suppression des classes car les risques ont à ses yeux un effet égalisateur. Autre thèse, les rapports sociaux se transforment en échecs personnels des individus. Beck rejoint de nombreux auteurs précédemment cités soulignant la solitude de la réflexivité d’Ego : le travail, la famille et l’Etat pour une part, ne sont plus les refuges d’antan. Il voit dans l’avenir de ce concept-paradigme la même carrière réalisée par le concept de pauvreté. Regard intéressant quand on met en correspondance le concept de risque et celui de déprivation psychosociale dont l’une des caractéristiques est la fréquente imprévisibilité.

Dans ce nouveau paradigme, il n’est pas question de valeurs ni de normes contraignantes. Le concept de risque est au cœur de la prévention des violences, qu’elles soient conjugales ou autres (par exemple les violences professionnelles avec la notion de risques psychosociaux). Le risque – à différencier de la notion d’incertitude où l’avenir n’est pas probabilisable - induit une autre démarche dont les fondements sont basés sur des calculs rationnels de probabilité.La prévention des comportements à risque nécessite des actions stratégiques, des dispositifs, des actions concertées, qui désigneront puis amèneront les individus considérés « à risque » à éviter des situations et des actes indésirables, en vertu d’un contrôle de soi, d’un changement intérieur, d’un effort d’Ego sur lui-même. Le temps de la désignation est un temps important de la prévention du risque : il satisfait parfois à lui-même la prévention. La désignation devient assignation, forme moderne du destin. Les richesses d’en haut sont celles des quartiers bourgeois mais aussi des pays développés. Tous les individus ne sont pas également exposés ni au même risque ni de la même façon dans la cartographie sociale d’aujourd’hui.

Tous les risques s’évaluent et se mesurent.

A quand sera défini le profil chez l’enfant du futur agresseur conjugal ? Déjà en Maternelle, ne s’est-il pas montré agressif ? Il répondait à sa mère ! Il se bagarrait avec ses frères ! Quels comportements accablants !

L’épidémiologie, science-reine des comportements à risque, met en place des instruments statistiques pour connaître et surtout définir les populations à risque. Les observatoires se multiplient. Toujours plus spécialisés. Les probabilités deviennent des chiffres mesurant non pas des éventualités, mais des quasi-certitudes. Les données épidémiologiques sont des données sélectives : sous leur caractère scientifique, ces données ne sont pas des données brutes, naturelles, ce sont des données construites. Parfois l’hypothèse peut sembler précéder la statistique… Le risque correspond à une dépersonnalisation de la responsabilité – les populations à risque – Cette notion de responsabilité revient sous la forme de l’appartenance de catégories nommées, désignées à l’intérieur de ces populations (Bourdin, 2003). Le discours du risque est un discours d’acteurs (ou d’experts) qui parlent, agissent sur ces populations. Il ne s’agit pas d’un discours émanant de ces populations. Leur parole est difficilement entendable car soupçonnée de provocation au danger, de contagion, de partialité… L’épidémiologie est tournée davantage vers la prévision que vers la compréhension (Peretti-Watel, 2004). L’idée de cause est abandonnée au profit de celle de facteurs de risque qui deviennent a « toile des causes ».

La société du risque est une société où prédomine la gestion de la surveillance des biens et des personnes, c’est un ensemble fragmenté couvert dans chaque coin de rue par des caméras faisant office de Big Brother. Mais qui se trouve derrière ces caméras ? Qui a ce pouvoir de lire ces images et en donner le sens ? Qui a le pouvoir d’interpréter dans ces images le risque devenant danger ? Quand on connaît la fragilité de l’interprétation, on ne peut que s’interroger sur le pouvoir de ces professionnels de l’écran.

La société du risque a abaissé son seuil de tolérance du risque. Elle perçoit des dangers là où auparavant ils étaient négligés. Elle met en évidence des communautés de danger : des jeunes de banlieue aux hommes violents, en passant par les porteurs du SIDA, les personnes de couleur et bien d’autres. Les représentations induites par ces communautés de danger équivalent à des signaux d’alerte dont la manifestation – réelle, supposée, ou imaginaire – déclenchera la peur. Le risque n’est jamais si efficace que lorsqu’il ne se manifeste pas : il rode, il attend tapi dans l’ombre prêt à surgir lorsque la peur aura décliné. Ce mouvement est bien compris de nos contemporains : c’est ainsi qu’ils gardent vigilance et attention. De moindres signaux deviennent des signes, de moindres signes deviennent des alarmes, de moindres alarmes deviennent des certitudes.

Ce mardi 9 février 2010, l’actualité médiatique met au grand jour le risque de stress et de fatigue des transports urbains. La grande presse découvre – enfin, il était temps ! – que nos concitoyens passent un temps considérable pour aller au lieu du travail… Nouveau risque ! Les médias jouent un rôle considérable dans la constitution des représentations des communautés de danger : ils dessinent les profils du parent pédophile, du jeune agresseur, de la femme victime, du patron richissime, de la star malade…

L’Etat est plus que jamais présent, attentif aux victimes comme aux détenteurs de ces comportements de risque. Face aux évènements récents du risque sanitaire, du risque nucléaire, du risque technologique, et des risques écologiques, pour ne citer que ceux-ci, l’Etat est un recours. Il va mettre en œuvre le principe de précaution. Au nom de ce principe de précaution et pour éviter le danger, il va prendre des risques. Pourquoi ? En raison d’une complexité croissante des sociétés.

La société du risque est une société morcelée car les individus se retranchent derrière leur propre rempart considérant que la défense collective sera moins efficace que la leur. Le désenchantement, le scepticisme, voire la désillusion sont présents dans cette attitude individualisante. Le risque induit le scepticisme, le doute qui, ajoutés à la crise économique et culturelle, accroissent la peur.

De nouvelles figures, à la place du déviant et du différent, apparaissent : Le dangereux et le récidiviste. Ils ont transgressé le vaste mouvement de prévention. Le plus dangereux n’est pas le dangereux, c’est celui qui, selon les statistiques des facteurs de risque, peut l’être, qui va l’être probablement, naturellement, à un moment imprévu mais certain.

Le risque débouche sur la dangerosité, notion éminemment moderne et savante qui incite à la recherche de signes précurseurs. Ces signes précurseurs sont mis en évidence dans le cas des violences, du suicide (J-L. Terra in F. Facy & M. Debout, 2006).

Dans le champ de la prévention du suicide comme dans d’autres champs de l’éducation de la santé, les données épidémiologiques permettent de définir des populations à risque, à risque suicidaire. La prévention va s’ordonner autour de ces résultats. Cette notion de risque va recentrer les individus sur leur propre responsabilité. S’il ne s’agit que d’un risque, l’individu n’est pas conduit obligatoirement à y succomber. Le risque maintient un espace (de raison ?) entre Ego et le danger.

Il n’est pas étonnant que nous ayons choisi ces termes d’auteurs de violences conjugales dans un tel contexte où il s’agissait de la prévention du risque de récidive. Pourtant s’il est un concept complexe, c’est sans aucun doute celui d’auteur. Est-on l’auteur de sa vie, de ses actes ? Parfois les experts devant les tribunaux ont bien des difficultés à le démontrer. Est-ce que les mis en cause que nous avons rencontrés dans les groupes étaient réellement auteurs des actes de violences ? Ce débordement dont ils parlent, ce trop, ce pétage de plomb seraient d’autres mots pour évoquer ce moment qui leur a échappé ?

Le thème de l’insécurité illustre lui aussi l’omniprésence de la peur non pas du danger mais de la dangerosité. On craint davantage ce qui peut être dangereux que ce qui l’est. Dès lors la méfiance et la peur viennent accentuer la rugosité des relations sociales déjà bien mal en point.

La prévention du risque est différente de la prévention de la déviance : il n’y a pas le même étiquetage. Il y a surtout l’idée qu’Ego est a priori capable de comprendre le risque, qu’il en est de toute façon responsable, qu’il suffit de mettre en place certaines conditions pour qu’il évite le danger ou qu’il ne recommence pas. S’il n’y parvient pas, il aura le choix – bien relatif – entre l’aveu (R. Dulong, 2001), la reconnaissance des faits, ou la confession (beaucoup moins fréquente de nos jours…).

Il y a cette croyance qu’Ego peut réaliser une auto-transformation le conduisant à assurer le maintien de codes et règles choisis en conformité avec la normativité sociale.

La gestion des risques s’avance sur un terrain miné par l’incertitude et l’imprévisibilité.

On est passé du risque potentiel au risque probable et enfin au risque quasi-certain. Le premier s’appuie sur des données quantitatives, le second et troisième fait appel à une généralisation abstraite où l’individu n’existe plus en tant que tel, il n’est plus qu’une partie d’un ensemble à vocation et étiquetage dangereux.

Un tableau résumera ce passage paradigmatique entre déviance et risque :

Tableau 43 – Comparatif des notions de déviance et de risque.
DEVIANCE RISQUE
Surveillance
Vérification
Correction
Contrôle social
Séparation
Lutte contre transgression
Unité du social
Domination par imposition
Mono hégémonie
Prévention
Gestion
Intégration
Régulation sociale
Insertion
Lutte contre l’imprévisibilité
Eclatement du social
Domination par responsabilisation
Hétéro-hégémonie

Source : construit par l’auteur.

Sur un tel terrain, Ego rencontre d’un côté les Policiers, les juges, de l’autre les psychologues, les éducateurs, le service social, ainsi que les associations à qui est formulée une commande sociale de prévention des risques.

Nous retrouvons notre point de départ, la commande sociale que nous avons éclairée par cet historique.

La gestion du risque conduit à la tendance à « percevoir et analyser le monde à partir des catégories de la menace » (Lianos et Douglas, 2001, p. 153). Détecter ces menaces, évaluer les probabilités défavorables, c’est donner la préférence dans cette observation à des postures défensives, à la peur et à l’angoisse. L’accroissement visible de moyens de protection rend Ego encore plus inquiet et vulnérable. Ce n’est pas la réalité elle-même qui fait peur, ce sont ses représentations, l’imaginaire social s’est constitué au sein de ce climat de méfiance. La dangerosité présumée devient le seul critère permettant de distinguer les individus à fuir, des autres individus à approcher.

La dangerosité est traitée actuellement par les institutions et non par le cadre social. Le contrôle institutionnel s’installe au quotidien : bracelet électronique, caméras, badge, puces et traces informatiques, centralisation des données dans de gigantesques ordinateurs etc…

La gestion du risque s’est approchée au plus près de l’individu, non seulement le regard social s’est étendu, mais de nouveaux modes de domination sont apparus inscrits dans la propre subjectivité des individus.