3.1.2. Les inscriptions subjectives de la domination.

Pourquoi parler d’inscriptions subjectives de la domination ? Le terme de domination ne serait-il pas décalé et inapproprié après de longues analyses autour de la domination masculine ? Si les hommes sont dominateurs, pourquoi s’intéresser à leur propre domination, d’ailleurs ne serait-ce pas une vue de l’esprit de les considérer comme des victimes de la domination ?

En fait, nous voudrions aborder ici la problématique des réactions de la société contemporaine vis-à-vis des violences conjugales.

La société disciplinaire, celle qui combat et punit les actes considérés comme nuisibles, dispose de deux processus pour faire face à ce phénomène, l’un de nature judiciaire, l’autre de nature psycho-éducative. C’est ce deuxième processus que nous voudrions continuer à analyser.

L’évolution décrite plus haut au sujet des comportements à risque, se concrétise dans l’appel à la responsabilisation, terme antinomique à celui d’assujettissement.

Avec l’assujettissement, les individus étaient l’objet d’impositions symboliques qui les empêchaient de manifester certaines attitudes, notamment les attitudes contraires à l’ordre social. L’inscription subjective de l’assujettissement était constituée des mécanismes de l’inculcation.

Tandis qu’imposition et assujettissement vont de pair, l’appel à la responsabilisation va dénoter un changement dans les attentes sociales. Sans nier un certain effet de contrainte, la responsabilisation va cependant avoir tendance à accentuer le processus de consentement.

« L’individu doit toujours être capable de « s’adapter » à toutes les situations ou imprévus. Il s’agit moins alors de « soumission » que d’en appeler à « l’initiative » des individus pour qu’ils trouvent la « meilleure manière d’agir dans la vie sociale » (D. Martuccelli, 2004, p. 479).

Si l’appel à la responsabilité individuelle est une forme de participation au libéralisme économique, ici il s’agit d’une autre forme de comportement : « Le principe de responsabilisation apparaît aujourd’hui comme un transfert à l’individu lui-même de tout ce qui lui arrive, en tant que conséquence « inévitable » d’une société étant devenue « incertaine ». (Ibidem). La responsabilisation serait-elle devenue une norme psychologique ? De quelles valeurs prendrait-elle la place ? Autonome, responsable, devant qui Ego doit-il rendre des comptes ? Soit devant la loi, soit devant lui-même. L’imaginaire social met en avant un individu rationnel et responsable, en un mot auteur de lui-même.

Le risque serait de considérer le processus de responsabilisation comme un simple processus où la réflexion ne serait que factuelle et non causaliste, où la projection sur le futur serait absente de contraintes et de principes. Encore faut-il que cet appel à la responsabilisation qui est toujours individuelle ne soit pas entravé, réduit à néant par un poids trop important des contraintes, sinon la perception d’une certaine liberté devient illusoire !

Encore faut-il que cet appel soit en cohérence avec les conditions sociales quotidiennes…

Comment les individus vont-ils s’engager résolument dans une démarche de dialogue et de responsabilité si, par ailleurs, le contexte professionnel leur adresse des messages contraires ? A l’inverse, toute activité professionnelle empreinte de motivation et d’autonomie disqualifiera les formes trop contraignantes d’une loi assujettissante. Tous les individus ne sont pas égaux devant les exigences de l’individualisation. Un des effets de l’appel à la responsabilisation serait-il en définitive de masquer cette profonde et décisive inégalité.

Pour Martuccelli (op. cit.), le risque est l’implosion, sorte de décharge impulsive devant tant de contradictions et d’inégalités. Comment ne pas penser à ces expressions rencontrées dans nos entretiens ? Pétage de plomb, passage à vide, court-circuit… Ces moments d’implosion où les individus cherchent la cohérence de leurs attitudes face à des attentes sociales contraires. Les « Soyez responsable » de la société viennent s’échouer devant les contraintes de la précarité, de l’instabilité, du chômage…

La position victimaire que nous avons rencontrée fréquemment dans les groupes serait-elle une certaine façon pour les participants de reprendre la main sur leur situation ? Ces moments d’implosion, s’ils sont trop fréquents, conduisent à des comportements permanents de rupture, de fuite et annoncent le processus de désaffiliation (Castel, 1995)). Ces comportements s’accompagnent souvent d’addictions calmantes détachées du réel et de la vie sociale.

Avec la responsabilisation, la notion d’injonction prend place parmi les accessoires du processus psycho-éducatif. L’idée est d’impliquer les individus en tant qu’acteurs de leur propre redressement ou de leur développement. L’injonction peut pousser jusqu’au paradoxe la contrainte consentie. Que veut dire l’injonction à l’autonomie ? Le contenu normatif disparaît au profit de l’appropriation par l’individu de sa propre loi. Cette injonction serait-elle le signe de l’impossible maîtrise du processus judiciaire, l’impossibilité à faire adhérer l’individu sous la contrainte.

L’injonction est une démarche de vérité de soi sur soi, dans un but d’adaptation sociale permanente. L’adaptabilité n’est-elle pas la vertu de demain ? Adaptabilité aux changements, aux savoirs, aux technologies ! Adaptabilité est-elle synonyme de soumission ?

Martuccelli (op. cit.) achève son parcours des inscriptions subjectives de la domination par une dernière notion, celle de dévolution. Cette notion insiste sur la responsabilité des individus sur leurs actes mais aussi sur ce qu’ils n’ont pas fait. Et nous retrouvons ici les termes de dangerosité, de récidive.

L’acte n’est plus seulement ce qui signe la responsabilité de l’auteur, l’acte est comme l’assurance d’une future répétition, et ainsi arrivent le risque de récidive et la question de la dangerosité. Ces risques sont comme autant d’accusations réelles. Le délinquant, l’agresseur, l’homme violent n’est plus simplement l’auteur d’un acte, aussi condamnable soit-il, il est devenu l’auteur d’une récidive à éviter. De dangereux, au nom du risque, il est devenu l’auteur d’une dangerosité qu’il porte statistiquement sur lui.

Responsabilisation, injonction, dévolution, dangerosité, risque de récidive, la prévention sociale conduirait-elle l’individu, par l’omniprésence du risque et de sa responsabilité à l’intériorisation de la fatalité de l’échec ?

En conclusion à cette partie, nous voudrions remettre en cause la formulation de nos objectifs et par là même celle des effets. L’objectif de responsabilisation nous paraît à la fois trop flou et trop moralisant. Il pourrait appartenir au langage éducatif plus qu’à une pensée psychologique. Par contre, l’objectif de reconnaissance des faits de violence nous semble valide et tout à fait correspondre à un travail réel des groupes. Les termes « auteurs de violences conjugales » sont aussi marqués d’une certaine approche morale. Il serait sans doute plus juste de parler de personnes mises en cause pour faits de violence. L’intérêt à garder les termes d’auteurs de violences conjugales serait dans l’attribution à un seul partenaire de la responsabilité de la violence.