3.2. VIRAGE, un dispositif psycho-éducatif d’encadrement social ?

Si le dispositif VIRAGE a fait sien la commande sociale d’un appel à la responsabilisation, nous pouvons poser la question suivante : participe-t-il d’un processus d’encadrement97 social ? Comment entendre ce concept d’encadrement social ? Est-ce la simple transposition sur un plan éducatif des principes moraux communs à toute vie sociale ? Est-ce un processus plus complexe où les individus peuvent jouer une part d’eux-mêmes ?

Dans un article très synthétique, Alain Noël Henri (2005) démonte le positionnement d’un tel dispositif. Il reprend le terme de mésinscription créé par lui et le définit comme « le statut d’emblème d’un désordre symbolique insupportable, auquel toute société assigne certains de ses sujets » (p. 48). Citant des exemples de statuts mésinscrits, Henri englobe criminels, agresseurs, fous, handicapés… Le statut d’auteurs de violences est un de ceux que la société traite de façon spécifique : la société néo-industrielle laisse physiquement le mésinscrit dans le tissu social mais « le soumet à l’étroit contrôle d’une armée d’experts ». (ibidem)

Il s’agit évidemment de ce qu’il représente : l’homme violent, objet de la stigmatisation, doit disparaître. Les murs sont tombés. La plupart des mis en cause pour faits de violences conjugales ne connaîtront pas la prison. Bientôt, d’ailleurs le bracelet électronique98 va remplacer progressivement les murs physiques de l’enfermement. Ambiguïté du bracelet qui permet au condamné de rester dans le tissu social tout en étant exclu. Affirmation de la présence de la violence au cœur de chacun, comme l’être violent est présent dans son cadre quotidien, incognito. L’être violent est puni, soigné, éduqué. Chacun de ces domaines a ses règles et son fonctionnement. Notre dispositif psycho-éducatif s’adresse à des individus malades et délinquants : malades, ils ne le sont que pour partie, délinquants, ils relèvent de la justice : traitements judiciaire, moral et psychologique.

Ils sont objets de réprobation. Qu’y-a-t-il de plus historique, de plus variable que les objets de réprobation ? Faut-il faire référence aux travaux de M. Foucault pour en être persuadé ? Les experts se sont placés aux endroits stratégiques avec en préalable un processus de stigmatisation. Quelle est la place de la psychologie vis à vis de ces êtres violenteurs, ou agresseurs sexuels ? Elle a acquis la légitimité de les soigner et de les éduquer. Elle a obtenu la légitimité du traitement social des mésinscrits. Ce n’est peut-être pas par ses lettres de noblesse et d’efficacité. Où est son efficacité ? Ce n’est pas par reconnaissance de sa scientificité. C’est plutôt par sa correspondance avec les individus qu’elle traite : la thématique si appréciée de la responsabilisation, à mi-chemin de la morale et d’une psychologie comportementaliste, résonne comme une ritournelle sociale entonnée par tous les tenants de l’homme nouveau adepte de la communication. La psychologie s’intéresse aux risques : les exemples ne manquent pas : des risques psychosociaux au risque suicidaire, en passant par le risque du traumatisme et du risque alimentaire… Positionnée comme une garantie face aux risques de l’avenir, experte du passé, la psychologie vient soulager les peurs. Spécialiste de toute souffrance donc de toute victime, elle amène réconfort tandis qu’au loin -institutions et lois du passé se transforment. Chacun à sa place. Le premier danger éminent que la psychologie se devrait d’éviter – les praticiens canadiens ne l’ont pas évité au début – serait de faire des mésinscrits et notamment des individus violents, des victimes. Le deuxième serait d’ériger en norme sociale les nécessités de l’intersubjectivité : c’est-à-dire contribuer à la stigmatisation de ceux qui n’ont pas les capacités à dire ou à faire selon des critères normatifs idéaux voulus par une société néo-libérale sans pitié pour ces silencieux et ces maladroits conjugaux.

Exit l’homme violent incapable d’être l’inventeur de lui-même !

Nous ne voulons pas jeter aux orties de la critique, la psychologie qui nous tient lieu de pratique. Mais l’objet d’une thèse n’est-elle pas de déconstruire ce que, malgré tout, nous avons patiemment construit et qui nous a aussi construit ?

Revenons sur cette notion d’encadrement social. Il ne s’agit pas d’imposition ni d’assujettissement. Plutôt un accompagnement99, un guidage - un coaching ? – avec des modalités de co-construction. Il est attendu autant de la part du participant que de l’animateur. Cette attente est balisée de certains points de repères : l’interdit de violence, l’exigence de respect. L’attente ne porte pas sur un refus de la hiérarchisation des sexes, ni sur la remise en cause de la domination masculine. Il suffit que les individus soient présentables et surtout qu’ils évitent toute nouvelle répétition, eux qui sont des risques probables… L’encadrement social repose sur la réflexivité d’Ego. La pratique psychologique peut être généreuse et insouciante : généreuse dans son engagement, dans son dévoilement de nature essentialiste des malheurs de l’Homme violent. Elle peut être insouciante entraînée dans une dérive de toute-puissance, écoutant les uns, accompagnant les autres, dans une forme de déni des conditions sociales. A qui s’adresse cette pratique psychologique ? Aux agresseurs ou aux travailleurs sociaux pour les rassurer ?

Déjà en 1986, U. Beck mettait en garde contre un « totalitarisme de la prévention des risques » (op. cit. p. 79-80). La peur ne pourrait-elle pas justifier les dérapages d’une société impuissante ? Une sorte de violence du désarroi… Une société sans risque serait comme une société sans vie !

Nous avons tenté dans cette partie, une réflexion sur le positionnement de la prévention sociale, ses liens avec la société du risque, ses liens avec les peurs dont la psychologie peut protéger.

Notes
97.

Pour faire plus moderne, pourrait-on parler d’étayage social ?

98.

Pourquoi ne pas articuler le programme de prévention présenté plus loin avec le bracelet, ainsi que le suggèrent Lévy et Pitoun (2004)

99.

Le but actuel de l’accompagnement serait selon Ehrenberg (op. cit.) de « produire une individualité susceptible d’agir par elle-même et de se modifier en s’appuyant sur ses ressorts internes… Entrée dans nos usages, insérée dans nos mœurs, disposant d’un vocabulaire employé en permanence (élaborer des projets, passer des contrats, faire preuve de motivation, montrer des capacités de présentation de soi, etc.), la règle de production de l’individualité fait corps avec nous. Elle s’est instituée. » (p. 41)