3.3. L’avenir d’une pratique psychologique normative ?

Dispositif d’encadrement social, VIRAGE, comme les autres dispositifs, s’appuie sur une pratique psychologique. Nous pensons qu’elle est de nature normative. Quelles en sont les caractéristiques ? Dans quel contexte évolue-t-elle ? Quels sont ses présupposés ? Ce sont les questions que nous voudrions aborder.

Comment définir une pratique psychologique normative ?

Il faudrait entendre cette normativité en référence à un modèle. Cette pratique psychologique aurait pour but de tendre à un changement des individus et des organisations, ici le couple, ailleurs l’entreprise…, en fonction d’un modèle de comportements ou de rôles considérés comme le résultat de ce changement.

La normativité implique une finalité.

Dans le dispositif VIRAGE, quelle est la finalité ? La finalité est celle de situations conjugales apaisées ou de séparations réalisées sans violence. Les moyens sont ceux d’un mode de communication reposant sur le dialogue et le respect. Ainsi apparaît, sans qu’il lui soit fait appel expressément le modèle du couple égalitaire et communicant (Neyrand, op. cit.). Nous avons vu que cette finalité trouvait son appui sur une psychologisation des rapports de genre. Ceci était situé dans le contexte d’une société du risque, d’une société de la prévention du risque : les auteurs de violences conjugales méritent cet encadrement social et psychologique car la répétition de leurs actes de violences porte atteinte à une pax familia rendue si fragile par les nombreuses transformations décrites plus haut.

Mais en est-il de même pour d’autres champs de la prévention et notamment celui que nous avons cité souvent, le champ des conduites suicidaires ?

Pareillement est mis en avant la question du risque, le risque de répétition suicidaire que beaucoup appelle risque de récidive ! Pareillement, le moyen privilégié est la parole. Le modèle est celui d’un individu s’exprimant sur son mal être et sachant recourir à l’aide en cas de crise. Où se trouve donc la normativité ? Existe-elle ?

Elle pourrait exister dans l’effort permanent des associations et des professionnels à éloigner Ego de ses propres tendances vers l’issue fatale. A la différence des dispositifs vis-à-vis des auteurs de violences conjugales, on ne parle pas d’auteurs de tentatives de suicides ou de suicides, même s’il y a dans un suicide raté, quelque chose à imputer à celui qui l’a commis. A la différence des dispositifs comme VIRAGE, les associations de prévention du suicide ne sont pas adossées à la loi. Le suicide n’est plus, au moins dans la réalité sociale, un acte transgressif de la loi, même s’il l’a été longtemps pour la loi religieuse.

Le maître-mot de la prévention du suicide réside dans une neutralité affichée : ni pour, ni contre le suicide. Au fond, qu’est-ce que cela voudrait dire ? Ni pour, cela paraît évident. Mais ni contre, cela voudrait-il dire que l’acte est à respecter en tant que tel à un moment donné, comme un acte rationnel et responsable ? Cela n’est-il pas contradictoire avec l’effort permanent de la prévention ? Par ailleurs, l’acte suicidaire est-il un acte responsable, comme l’est peu souvent l’acte impulsif violent ? L’acte suicidaire n’est-il pas avant tout un acte de détresse (Debout, op. cit.) ? Même la clinique, à la suite de la conférence de consensus (2002), vient peser de ce côté, recommandant aux praticiens d’avoir une attitude volontariste face à un patient présentant des idées suicidaires.

Volontariste au lieu de normative ?

Il est d’autres champs de la psychologie où le modèle d’un Ego responsable et communicant tient lieu d’objectif : celui du développement personnel, celui du conseil conjugal, celui du coaching d’entreprise, celui de la formation etc.

R. Castel (2008) appelle ces pratiques la « nouvelle culture psy » (p. 17) derrière lesquelles il découvre un processus « d’individualisation, de décollectivisation ou encore de désocialisation » (ibidem).

Dans le cas de la pratique psychologique qui fut la notre, cette analyse est-elle justifiée ?

Non, si on considère que ces groupes constituent autant de possibilités d’élaboration identitaire et d’étayage social.

Non, si on considère que ces groupes constituent un moyen de réintégration sociale.

Oui, si cette pratique de groupe renvoie chaque participant à sa propre responsabilité et à sa propre individualité. Ce retour du sujet ne serait pas en soi condamnable. De N. Elias à M. Gauchet, certains auteurs ont annoncé la « société des individus ». Et d’autres (Ph. Bernard, 2004) vont jusqu’à annoncer une nouvelle figure de l’« homo démocraticus ».

A cette vision du sujet « nouveau », nous préférons celle des individus.

Cela rejoint l’analyse d’Erhenberg (2001) lorsqu’il met en avant l’obligation des individus à se produire eux-mêmes, à devenir responsables. Il décline cette obligation dans le champ de l’entreprise, de l’école, de la vie urbaine.

Hier les hommes étaient certainement aussi affrontés à de multiples évènements difficiles, mais ils l’étaient au sein de structures collectives ou de collectivités

En fait, la question qui nous reste, c’est bien celle que pose dans son propre champ clinique le pôle narcissique-identitaire, celui des ressources d’Ego face à une trajectoire sociale faite de brisures, de pertes, de séparations et parfois de violences. Pour R. Castel qui rejette une sociologie du sujet comme une forme nouvelle d’essentialisme sociologique, cette question des ressources narcissiques, sociales, identitaires des individus est primordiale.

Qu’il soit chômeur ou auteur de violences conjugales, l’individu – et souvent il est les deux – va, à l’instar du programme de prévention décrit plus loin, suivre un parcours d’insertion ou de prévention, avoir un suivi individualisé, connaître des temps d’évaluation, être appelé à la motivation, à la capacité de faire des projets… Il devra travailler sur lui-même.

La précarisation des conditions sociales sont un obstacle pour beaucoup à la réussite de ce travail psychologique. R. Castel (op. cit.) les nomme « individus par défaut », E. Enriquez dans ce même article les appelle « hommes précaires ». Ce n’est plus le modèle d’une société duale mais le modèle, illustré par les individus que nous avons rencontrés dans les groupes, d’une société traversée par l’instabilité, et la fragilisation.

N’est-ce pas un paradoxe que les individus qui sont appelés à un tel niveau d’exigences, sont en fait ceux qui peuvent le moins les satisfaire.

Et dans notre pratique au sein du dispositif VIRAGE, comment avons nous pris en compte cette dimension ?

En proposant aux participants une démarche de respect et de dialogue vis-à-vis de leur conjointe, nous avons voulu éviter à ceux-ci de connaître l’amorce d’un processus de désaffiliation.

En proposant à ceux-ci une démarche leur permettant de reconnaître leur propre responsabilité des faits incriminés, nous avons voulu leur permettre de tourner une page de l’histoire de leur vie. Faire la distinction entre ce qu’on fait et ce qu’on est, est sans doute là un point important.

En leur proposant de réfléchir à l’avenir, nous avons voulu leur permettre d’être plus conscients des pressions et des conditions sociales dans lesquelles ils se trouvaient, et de trouver des ressources pour les dépasser.

Notre objectif n’a pas été de normaliser, ni de moraliser mais de réintégrer du côté de la vie sociale en respectant les subjectivités.

On le constate, la psychologie ne peut faire l’impasse sur ses rapports avec le contexte social qui vient sans cesse lui apporter une finalité dont, souvent, elle n’a pas la maîtrise. Nous pourrions transposer les notions de transfert, de la clinique au champ social de la psychologie : la pratique psychologique n’est pas protégée du transfert social dans un commande formulée de façon naturelle et évidente.

Selon la commande sociale qui nous a été faite, le dispositif VIRAGE aurait donc deux objectifs : l’un d’encadrement social et l’autre d’étayage psychologique visant à une réduction du risque de récidive. Le centrage de la pratique psychologique sur l’état des individus ne doit pas faire oublier leur positionnement social (leurs représentations, leur trajectoire, leur mode de lien social, leur vécu culturel). L’oublier serait les considérer comme des sujets sans consistance réelle, comme des êtres identiques où seule importe leur dynamique intrapsychique. Avec le psychologisme affleure l’essentialisme.

Cela nous amène à réfléchir sur notre propre positionnement de chercheur en action dans cette thèse.