3. Positionnement en tant que chercheur.

3.1. Les mouvements de la thèse : du praticien au chercheur.

Cette thèse est née d’un questionnement, au cours d’une pratique, d’une réflexion sur les effets et l’utilité d’un dispositif voulu comme moyen de prévention des violences conjugales. Les questions qui étaient les nôtres au début de cette thèse étaient les suivantes : Quels sont les effets des groupes sur les participants ? Quelle est la nature du travail psychique effectué ? Ces effets influent-ils sur la récidive ? Et de quelle façon ? Que nous apprennent les groupes sur les violences conjugales ? La prévention est-elle compatible avec un processus judiciaire ?

Notre positionnement tout au long de cette thèse, afin de répondre à ces questions, était celle d’un praticien-chercheur. Ce positionnement est redoutable car derrière le terme de praticien se cache bien des pièges et des interrogations. Le premier piège est la difficulté à sortir d’une intériorité propre à l’action. Le deuxième est la difficulté à adopter cette position Meta que nous mentionnons dans notre première partie. Comment être critique d’une action dont on se sent convaincu et responsable ? Le troisième piège est d’être amené à passer de praticien à militant surtout quand l’action menée connaît des revers ou des obstacles. La quatrième difficulté est sans nul doute la simultanéité d’un positionnement de chercheur et de praticien.

Derrière le terme de chercheur se glisse d’autres pièges dont le principal serait de servir d’alibi au praticien militant, alibi du discours savant vis-à-vis d’une pratique hésitante. De même, le chercheur va-t-il déconstruire ce que le militant a patiemment accumulé dans des principes et des valeurs intangibles ?

L’intérêt d’associer les deux termes de praticien et de chercheur réside justement dans leur opposition ou plus précisément dans leur contradiction. Si nous entendons cette contradiction comme constituée d’une partie commune et d’une autre remplie de contraires, alors ce positionnement peut être fiable et productif.

A l’appui de cette vision optimiste, nous voudrions décrire les mouvements internes de cette thèse. On pourrait en distinguer trois.

Le premier mouvement est celui du règne du praticien qui s’engage dans la recherche et dans l’action simultanément.

Le deuxième mouvement est celui du chercheur qui émerge des données disparates du réel et qui interroge le praticien.

Le troisième mouvement est celui du chercheur qui doute de lui-même et qui interroge les résultats de la recherche : épistémologie des concepts…

Le premier mouvement s’appuie sur les questions du praticien à l’intérieur de sa pratique et notamment celles portant sur les effets des groupes, tandis qu’ils se déroulent. Mais accompagnant ces questions sont venus se loger des présupposés tels que : « Le dispositif VIRAGE est un dispositif légitime, voulu par des financeurs », et encore « Ce dispositif doit induire des effets qu’il convient de rechercher », ou encore « Les participants sont accessibles à des changements » et enfin : « Ce monde est rationnel et logique, si nous nous adressons à l’humain, il y aura une réponse ! ».

Ces présupposés, au début de la recherche, n’étaient pas débusqués par le praticien trop bienveillant à l’égard de l’action menée. Nous avions aussi peu de doutes sur la réponse à la question de la récidive. Nous allions démontrer l’influence positive du travail de groupe sur la non-répétition des actes de violences. Mais là, une première faille : l’impossibilité de maîtriser la méthode d’évaluation de la récidive. Seule la greffière-secrétaire du Parquet avait accès aux dossiers informatiques des auteurs de violences conjugales. Sur un simple document elle nous renvoya les résultats de sa recherche de la récidive des 54 personnes : 20 % de récidive. Le chiffre paraissait élevé, était-il fiable ? Etions-nous véritablement dans une démarche de recherche ou le simple questionnement d’un praticien inquiet des résultats de sa pratique ?

Cette première faille – ou déception – amena une autre série de questions : si les groupes n’ont pas de résultats probants quant à leur efficacité sur le risque de récidive, quelle est leur utilité sociale ? Quel est le contenu (latent et non manifeste) de la demande sociale à l’origine du dispositif ? En fait de la question de l’utilité nous sommes passé à la question du sens, ce qui bien sûr est une toute autre interrogation.

Ces questions nous ont permis de nous positionner de façon Meta.

Un événement nous a aidé pour conforter cette position : nos financeurs nous ont annoncé, en 2008, qu’ils arrêtaient leurs subventions. Bien sûr, cet arrêt n’était pas dû à un mauvais fonctionnement de VIRAGE, ni à un quelconque désintérêt vis-à-vis des auteurs de violences conjugales. Simplement d’autres choix avaient été faits et il manquait de l’argent pour en même temps acheter des caméras de surveillance et financer VIRAGE.

Cet événement « dégonfla » la bulle (narcissique ?) du praticien pour alimenter celle du chercheur. Puisque l’on pouvait arrêter un tel dispositif du jour au lendemain, la question de son utilité était intéressante à poser, et d’une façon différente que précédemment. Les présupposés venaient sur le devant de la scène. Cela nous amena à considérer que le dispositif était de nature psycho-éducative en s’adressant à des comportements à risque. On retrouvait cette problématique dans beaucoup de champs de la prévention.

Nous avions perdu l’objet du praticien, nous trouvions l’objet du chercheur.

Toute recherche est une atteinte de l’objet : il est mis à mal, pris à parti, examiné sous tous les angles. Elle suppose un certain détachement. C’est ce mouvement du trop pensé à l’impensé, voire l’impensable, qui pourrait résumer notre démarche. L’objet d’étude se transforme sous l’œil du chercheur. L’interaction entre les deux recrée les positions de l’un et de l’autre.

Le troisième mouvement, celui du chercheur interrogeant le chercheur, est un effort épistémologique, un effort d’interrogation des concepts, comme une vague qui revient sans cesse. A quel registre appartiennent les concepts de responsabilisation, de dangerosité ? Que veut dire un modèle psycho-éducatif ? Pourquoi l’essentialisme est un piège permanent dans la réflexion sur les rapports de genre ? Le praticien est-il légitime à entrer dans l’habit du chercheur ? Faut-il quitter le terrain de la pratique pour gagner les sommets de la recherche ?

Par ailleurs, pourquoi avons-nous mis en avant la question de la responsabilisation dans les objectifs des groupes ? Animateur des groupes, j’ai personnellement à m’interroger. Appartenant à une classe moyenne, marquée professionnellement par l’importance de l’évolution personnelle, par la responsabilité, sorte de qualité nécessaire muée en qualité psychologique, sans doute ai-je été amené à formuler, même avec l’accord de mes collègues, cet objectif. Sans doute, en tant qu’homme, ai-je fortement souhaité que mes congénères acquièrent cette qualité de la responsabilité, comme pour effacer les actes commis.

Il est difficile d’oublier cette sentence de G. Bachelard (1938) : « Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire, mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser… Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » (P. 16-17).

Le point aveugle de cette thèse serait la question de l’utilité du dispositif : l’utilité des groupes, l’utilité et l’efficacité des animateurs, la rationalité des acteurs.

Lorsque cette question de l’utilité se déplaça vers celle du sens, nous pûmes entrer dans le champ de la recherche et interroger notre méthodologie.