3.2. Réflexions techniques et épistémologiques sur la méthodologie.

Nous avons utilisé dans la thèse plusieurs outils méthodologiques sur lesquels nous voudrions revenir car se pose pour eux la question de leur positionnement.

  • La technique de l’entretien retranscrit de type compréhensif (Kaufmann, 2005) et utilisée pour les sept entretiens exposés en deuxième partie pose la question du fait et de son rapport avec la réalité. Ce type d’entretien par son absence visible de formalisme, seulement quelques points de repère dans le déroulé, présente les avantages de recueillir les propos au plus près de la spontanéité. Cependant, l’interviewer se contente souvent, de ce fait, de suivre ces propos, permettant à l’interviewé de conforter une attitude de défense ou de déni surtout lorsqu’il lui est annoncé que l’entretien est enregistré avec son accord. Ce type d’entretien a été choisi car il permettait de recueillir un ensemble maximal de données et de faits au détriment d’un approfondissement de certaines informations. Le déroulement de ces entretiens dans le cadre de la Maison de Justice a certainement induit ou renforcé une certaine méfiance. Cependant, à la relecture de ces entretiens, nous avons perçu spontanéité et confiance pour la plupart.
  • L’étude de cas à partir de la prise de notes (Le cas de Marcel) après le déroulement des entretiens était une autre approche méthodologique. Il était difficile de prendre des notes pendant l’entretien car le suivi des discussions retenait toute notre attention. Les personnes en face de nous auraient pu s’interroger sur la nature et la destination de ces notes. Nous avons cherché à garder un anonymat à ces entretiens. Des notes prises après l’entretien amènent une sélection des données, en fonction de son propre regard, en fonction de ce qui peut paraître important à l’instant et qui ne pourrait l’être plus tard, en fonction de l’état psychologique des personnes.
  • L’étude longitudinale, à partir d’une prise de notes en cours de séance, de l’évolution de sept personnes dans des groupes différents a été possible car nous étions deux co-animateurs. L’un prenait des notes brèves mais voulues significatives. L’autre animait le groupe. Nous avons cherché à saisir les phrases et expressions qui donnaient du sens à notre objectif d’évolution.

L’objet de la recherche a varié : au départ c’est l’homme violent, une sorte d’abstraction collective insérée dans un système de domination masculine. Cet homme au début n’a pas de réalité. Les seules réalités, multiples sont les histoires singulières dont le point commun n’est pas la volonté de domination, mais plutôt un grand désarroi, l’envie de parler et de se taire, l’envie de partir et l’envie de rester. Les histoires se succèdent les unes après les autres…

Risque d’empirisme…

Nous, les animateurs, nous sommes devant ces histoires dont nous n’évaluons pas la vérité : pour trouver du sens, nous devons quitter les récits. Nous rencontrons alors des personnes.

L’objet de la recherche devient situationnel et contextuel : le participant aux séances de groupe. Il devient membre d’un groupe, manifeste des émotions, des sentiments, noue des alliances. La psychosociologie s’empare de lui, décrit ses attitudes, va interroger les animateurs sur leur contre-transfert.

Risque de contextualisme…

Chaque regard construit son homme et le présente comme un objet d’étude naturel. Faut-il se contenter d’un certain relativisme en pensant que chaque discipline revêt une part nécessaire de vérité ou chercher dans la rencontre de ces disciplines une interdisciplinarité féconde. Il nous semble que c’est le pari de la psychologie sociale. Ce fut notre souci constant de vouloir articuler social et psychologique au risque d’être accusé de manquer à l’un et l’autre.

Après l’homme violent, le participant au groupe, arrive l’homme représentatif du genre, un homme porteur d’une vie traversée par les contraintes sociales du genre. Il parle de sa violence, de ses conflits, de se ruptures. Place de la normativité… Nous animateurs nous sommes confrontés à notre propre normativité intériorisée. Nous invitons au dialogue, au respect, à la responsabilisation.

Le risque auquel nous fûmes confronté est le moralisme naturaliste.

Schématisons ce mouvement dans le tableau ci-dessous :

Tableau 44 – Mouvements de la thèse et risques épistémologiques.
Mouvement Approche Contenu Acteurs Risque
Premier
mouvement
Référence à la théorisation et à la littérature Contexte socio anthropologique L’homme violent et dominateur Essentialisme
Deuxième mouvement Méthodologie qualitative empirique Les entretiens Les mis en cause Empirisme
Troisième mouvement Approche situationnelle Les groupes Les participants Psychologisme
Quatrième mouvement Approche psychologique et sociale   Les auteurs et le processus de responsabilisation Moralisme

Les discours sur les liens de couple et sur le lien social ont une base idéelle commune, celle de prôner ensemble un modèle nouveau basé sur le développement du relationnel. « Le lien est alors conçu comme devant être obtenu par la rencontre et le dialogue entre des personnes diverses mais, au moins potentiellement, concernées et devenant acteurs grâce à ces échanges concrets, situés » (Genestier, 2006, p. 24)

Les valeurs du couple relationnel sont celles du dialogue, de l’ouverture à l’autre, de la compréhension réciproque et de la négociation. Ces mêmes valeurs sont aussi celles prônées face à la crise du lien social. Caractériser la crise sociale contemporaine que certains définissent comme postmoderne, par une crise du lien social peut être entendu comme un accroissement sans précédent de l’individualisme, la « société des individus » (M. Gauchet, 2002).

Un tel discours ne renvoie plus à une analyse en termes de classes sociales dont nous savons pourtant qu’elle est pertinente dans le champ des violences conjugales, pertinence démontrée dans notre partie sur le travail féminin et sur les trajectoires sociales des auteurs des violences. Rétablir une sociabilité chaleureuse est une solution similaire à celle qui consisterait à rétablir un dialogue au sein du couple. Dans l’un et l’autre cas ces solutions sont loin d’atteindre les causes du problème. Ces dispositions de nature psychologiques et morales peuvent servir à passer sous silence d’autres causes essentielles telles que la hiérarchie des sexes et la domination de classe.

Peut-on penser que les mécanismes ségrégatifs et de discrimination au cœur des inégalités sociales puissent être contrecarrés par la force d’un dialogue aussi puissant soit-il ?

Peut-on penser que les inégalités de salaire entre salariés hommes et salariées femmes puissent être comblées ou simplement combattues par la quelconque obligation d’un dialogue social plus vivant ?

Peut-on penser que stigmatiser – de façon tout à fait légitime – la violence masculine suffira à voir disparaître la domination masculine ?

En conclusion, nous voudrions aborder la question de la binarité de la pensée. S’il y a un domaine de recherche qui peut être infiltré par la dualité, c’est la question des rapports de genre. Comment passer d’une géographie, d’une topologie, d’une topique des concepts à deux dimensions à une approche à plusieurs dimensions ? La pensée est liée au lieu, le lieu du chercheur comme le lieu de la recherche, ou du moins ce qui à un moment donné a été défini comme lieu de la recherche. A titre d’illustration de cet obstacle, nous pourrions citer les différences existantes entre la notion de contraire – opposition, binarité - et celle de contradictoire. Avec cette dernière notion, nous pouvons pénétrer dans un ensemble à plusieurs dimensions, une forme spatiale de complexité. Complexité du métissage des concepts : la psychologie sociale intégrant les trois dimensions de soi, d’autrui et du contexte, comment construire les concepts lui convenant ? E. Soja (1989) développe l’idée d’un thirdspace, perspective redevable à Henri Lefebvre, où la pensée est invitée à s’emparer de toutes les dimensions, non seulement Meta, mais aussi trialectique, concept d’ordre épistémologique, qui permet au chercheur de lier la perception de l’objet, son propre vécu et sa conception. Considérant ce triptyque, le chercheur peut assigner à chacune de ces dimensions une place, un statut, un mouvement.

La pensée se fait topo-logique, utilisant métaphore spatiale ou géométrique, à plusieurs dimensions.