4. Perspectives pour une prévention des actes de violences conjugales.

4.1. Les acquis de la thèse sur la prévention.

Nous allons reprendre quelques conclusions de la thèse pour dessiner un programme de prévention auprès des auteurs de violences conjugales.

Face à un premier constat que les violences conjugales constituaient un phénomène social d’ampleur, nous nous sommes interrogé sur les raisons de ce phénomène dont nous avons fait l’hypothèse qu’il ne pouvait pas seulement être attribué à une causalité individuelle, notamment sous la forme de la problématique psychologique narcissique-identitaire (Roussillon, op. cit.). Nous avons exploré l’apport de la littérature et mis en évidence que le contexte socioanthropologique était la toile de fond de ces faits de violences. Ils étaient d’une certaine manière les symptômes manifestes d’un système de hiérarchisation des sexes.

Le deuxième constat était que ces faits de violences conjugales se situaient dans un contexte économique dont l’évolution datait des années soixante. Le développement du secteur tertiaire, les besoins en main-d’œuvre féminine, et les changements apparus dans le champ de la famille : augmentation du nombre de divorces, baisse du nombre de mariages, augmentation du nombre d’enfants nés hors mariage, généralisation de l’union libre.

N. Elias a montré qu’un processus d’individuation avait comme condition des processus de socialisation forts, processus absents depuis la fin du précédent contrat social des années soixante constitué des droits sociaux et des garanties salariales (Castel, 2003).

Nous avons répondu à cette question concernant les motifs qui conduisaient actuellement à une plus grande répression des violences conjugales : l’arsenal juridique mis en place depuis quelques années, s’insérait dans un contexte de crise et d’évolution du couple, du mariage, de la paternité et de la filiation. La filiation est devenue l’axe central de la reconnaissance de la famille. Les rôles des partenaires du couple ne sont plus institués, ils font l’objet d’une négociation en fonction des attentes et des représentations de chacun.

Un des objectifs des groupes d’auteurs de violences conjugales est de permettre aux participants de réfléchir à ce lien qui s’est distendu sous l’effet de la séparation du couple. Le doute s’est installé depuis le passage devant le Tribunal. La méfiance d’une conjointe victime a limité les contacts du père avec ses enfants. Ce dernier se demande si l’enfant va encore manifester de l’affection ou le refuser, ou l’ignorer. La peur d’une telle situation incertaine peut conduire certains hommes à rompre, à fuir tout lien avec l’enfant.

L’objectif recherché est la pax familia, nécessaire pour permettre le développement des évolutions actuelles et le fonctionnement du mode de production économique. En effet, de nombreuses familles sont monoparentales, les ressources économiques des couples sont touchées par des situations de chômage et de précarité. Les parcours des couples sont fragilisés par des périodes d’instabilité. Le mode de production capitaliste a créé une catégorie de travailleuses occupant des emplois de service, emplois à temps partiels, d’une durée le plus souvent réduite, avec des périodes fréquentes d’instabilité.

Dans cette crise du couple, les partenaires révèlent leur positionnement : pour l’homme, une attitude fréquente d’évitement du conflit, pour la femme une attitude maternante que nous avons nommée, pour la différencier de celle vis-à-vis de l’enfant, maternalisante.

Mais si la violence conjugale fait de plus en plus l’objet d’une réprobation sociale, cela ne veut pas dire que le système de domination masculine est condamné à être remplacé par un modèle de relations égalitaires au sein des rapports homme/femme. Nous avons décrit la période actuelle comme un champ de rapports de force et non comme une évolution linéaire. Recul et avancées se succèdent…

Au cœur de cette situation d’instabilité et de recomposition identitaire, les hommes collectent un ensemble de soi divers, juxtaposés sans toujours d’apparence harmonieuse.

Le vécu migratoire amplifie l’incertitude des différentes évolutions et des mouvances décrites plus haut. La remise en cause de la tradition patriarcale peut conduire à une réaction rigide des hommes justifiée par une exigence de loyauté par rapport à la culture d’origine.

« Les femmes s’arrangent ! » entend-on dire souvent. Elles s’arrangent pour ménager tradition et adaptation, ménager le quotidien avec l’essentiel, passant des compromis, faisant marche arrière et gagnant peu à peu cette socialisation si nécessaire.

Dans l’approche de la crise du masculin, dont nous pensons avec Hazan (op. cit.) qu’elle correspond à une réalité, il convient de faire preuve de prudence. L’homme viril nouveau peut être encore plus dominateur car il a appris les ruses du dialogue, la force du compromis, le charme de l’émotion, le contrôle de lui-même, tout en gardant les stéréotypes les plus machistes.

Les évolutions du masculin – notamment celle décrite par Tort (op. cit.) – ne datent pas d’aujourd’hui. Se sont-elles faites au détriment des hommes ? Faut-il encore rappeler que ces évolutions ne se sont pas faites de la même façon selon l’appartenance à une classe sociale ? Tout au long de la thèse, nous avons cherché à mettre en correspondance approche sociale et approche clinique. Rappelons les principales correspondances :

  • Correspondance entre une alternance de vécus affectifs déprivés et de vécus sociaux instables, avec la notion de déprivation psychosociale. L. Mucchielli (2001) ne sépare pas l’existence d’ un grave conflit intra-familial de difficultés économiques.
  • Correspondance entre un pôle de souffrance narcissique-identitaire et un processus de recomposition identitaire.
  • Correspondance entre un état interne insécure et une trajectoire sociale de précarité, rejoignant la notion de précariat (Castel, 2009) conçue comme l’installation des individus dans la précarité, ce serait la constitution d’une « nouvelle strate de la division du travail qui serait en deçà du salariat à proprement parler » (Castel, op. cit. p. 24).
  • Correspondance entre un vécu de perte et d’abandon et un vécu conjugal d’abandon.
  • Correspondance entre un état insécure et un sentiment d’impasse tant conjugale que sociale dont nous avons noté qu’elle présentait les mêmes caractéristiques que l’impasse induisant la crise suicidaire.

Ces correspondances pourraient constituer autant d’éléments pour la psychologie sociale de l’adulte. De l’agir unique à l’agir répété, ce qui est en jeu c’est le bouillonnement interne des individus où se mêlent traces sans mots et sans symbolisation.

Parallèlement au processus judiciaire et à l’arsenal juridique, se sont développés des dispositifs destinés aux auteurs de violences conjugales, actuellement une vingtaine en France, alors que de telles structures existent depuis près de trente ans aux Etats-Unis et au Canada.

Ce dispositif, les entretiens, les 79 personnes rencontrées dans les treize groupes et la littérature existante nous ont amené à une certaine connaissance de la population des auteurs de violences conjugales.

Nous avons décrit cette population selon trois dimensions : socioculturelle, dyadique et intrapsychique. Les éléments recueillis sur les 400 mis en cause orientés sur le dispositif entre les années 2002 et 2008 montrent une appartenance à une classe sociale modeste. En effet, 64 % de ces 400 personnes sont ouvriers, employés, artisan ou chauffeur routier, et près de 18 % de cette population sont sans-emploi. Les trajectoires sociales sont marquées par une alternance de périodes de travail et de périodes de chômage, trajectoires que nous avons qualifiées de déprivation psychosociale. Autre donnée importante : c’est la présence dans cette population de 30 à 40 % de personnes de nationalité étrangère (19 %) et de personnes d’origine étrangère (sur 54 participants, 19 ont déclaré avoir une origine étrangère). La présence de ces personnes étrangères ou d’origine étrangère est justifiée par leurs trajectoires sociales marquées elles aussi par l’instabilité et la précarité. Nous ajouterions un dernier élément qui est, pour la moitié des 79 participants des treize groupes, la continuité de la même vie de couple. Toutes ces données auront des répercussions sur le contenu du programme de prévention.

Nous avons fait un historique du dispositif dont nous avons été à la fois un des concepteurs et un des animateurs. Cet historique montre que les services de la Justice se sont montrés distants vis à vis de ce dispositif, qu’ils s’en sont servis mais ne l’ont pas jusqu’à aujourd’hui soutenu. Cela a maintenu l’indépendance des animateurs mais a nui à la cohérence de l’action car différents problèmes ont connu quelque délai avant d’être réglés.

Cela nous a amené à poser la question de son utilité vis à vis des objectifs envisagés, et notamment le premier lié à la prévention de la récidive.

Les résultats d’une étude portant sur 54 participants ont indiqué un taux de récidive de près de 20 %, un participant sur cinq environ commet à nouveau un acte de violence après sa participation à un groupe. Nous ne sommes pas en capacité de savoir si cet acte est commis sur la même conjointe, sur une autre compagne, ou si cet acte n’est pas lié au contexte conjugal. Par ailleurs, comme nous n’avons pu analyser une population-témoin semblable à celle des 54, nous n’avons pas de données de comparaison.

Nous avons étudié les effets des séances de groupe sur les participants : l’effet essentiel que nous avons constaté porte sur l’expression des participants, et notamment - par les notes prises après le déroulement des séances - l’expression du récit des violences commises. Nous avons mis en évidence l’évolution de ce récit et de ses effets sur le comportement des participants. Les autres objectifs ont semblé avoir des effets plus divers et moins manifestes : l’évolution des représentations, le développement de l’estime de soi, l’expression d’une problématique interne sont plus difficilement évaluables. Pour certains participants, certains de ces effets seront constatés mais à des degrés divers.

Quant au processus de responsabilisation, nous l’avons récusé car trop marqué d’une tonalité moralisante.

Le dernier objectif portait sur l’ouverture vers d’autres modes de communication au sein du couple. Il nous a semblé que cet objectif a connu des succès variés suivant les participants. C’était un objectif très impliquant. Il était positionné dans les deux dernières séances et étaient concrétisés par des exercices. Il paraissait évident que ce n’était pas en quelques heures que l’on pouvait modifier des habitudes et des représentations de longue date.

Pourtant ces groupes ne sont-ils pas avant tout un espace dédié à la symbolisation ? Faire du représentable où existent seulement images, ressentis corporels, émotions diverses et morcelées. Il y a chez l’adulte de 30 à 50 ans la présence de tournants biographiques, sorte de carrefours où l’individu a besoin de se pencher sur sa vie. Il cherche une cohérence qui lui permettrait de relier des éléments signifiants de son vécu.

Nous retenions de ce constat que le programme de prévention devait proposer des activités diverses adaptées à un suivi de longue durée, et ainsi s’installer dans le temps.

Puis de la question de l’utilité, nous sommes passé à la question du sens : des interrogations ont surgi lors de l’arrêt financier du dispositif et de l’incertitude qui en découlait. Instabilité du dispositif, instabilité du public concerné. Dans quel contexte sociologique se situait ce dispositif qui reposait sur une approche psycho-éducative ? Nous définissions cette approche ainsi : le dispositif répondait à une commande sociale basée sur la prévention de la récidive pour des personnes mis en cause par la Justice à la suite d’actes de violences sur leur conjointe. Il y avait donc une double dimension éducative et psychologique. Nous n’avions pas choisi un modèle psychodynamique, trop centré sur la thérapie et trop partiel par rapport aux objectifs envisagés. L’aspect éducatif est présent dans l’intentionnalité du changement, dans la transmission explicite de l’interdit de violence, dans le travail sur les représentations, dans l’apprentissage de nouveaux modes de communication. L’aspect psychologique est présent par le travail collectif sur l’expression, le récit des violences, le dévoilement de la problématique interne.

Il nous a semblé que notre mandat comportait deux missions, l’une sur l’arrêt des violences, l’autre sur la transmission de comportements de dialogue et de communication.

Poser la question du sens, c’était prendre davantage de recul, s’interroger sur la prévention, sur le positionnement d’un dispositif social comme moyen de répondre à des questions essentielles actuelles. L’exigence de la pax familia était cohérente avec le modèle d’un homme responsable, communicant, dialoguant. La prévention du risque de récidive passait par l’implication de ces participants dans les groupes, par leur réflexivité, par l’acceptation d’une contrainte de réflexion.

La prévention sociale actuelle est structurée autour des notions de risque et de dangerosité.

Le dispositif VIRAGE comme l’ensemble de la vingtaine de dispositifs français s’est positionné sur la prévention du risque de récidive et non pas en amont sur le risque de violence lui-même au nom duquel très peu d’actions sont réalisés.

La notion de dangerosité fait appel à un rapport particulier au collectif. Ce rapport est fortement infiltré de méfiance et de désillusion vis-à-vis de ces collectifs. Ainsi que le souligne Martuccelli, « la culture, dans la modernité, a cessé progressivement d’être seulement un facteur d’intégration entre l’individu et la société ; elle est devenue aussi, voire même souvent, un facteur actif de fission de l’un et de l’autre » (2005, p. 140) C’est sans doute ce facteur de fission qui nous a amené à considérer le facteur culturel comme l’un des facteurs déterminants dans les violences conjugales.

Ce facteur est sans doute illustré par la situation d’immigration mais il apparaît comme particulièrement intéressant pour caractériser le mouvement des éléments culturels qui obligent les individus à « produire une série d’hybridations diverses, dont le degré de correspondance ou d’adéquation avec la société d’origine est susceptible de connaître un grand éventail de figures de décalage » (Martuccelli, op. cit. p. 141).

Le risque et la dangerosité accentuent le sentiment d’impuissance que ressentent les individus vis-à-vis de leurs collectifs. Repliement sur soi, vécu dépressif, sentiment d’être dans une impasse, méfiance et désillusion, conduisent nombre de nos concitoyens à des passages à l’acte suicidaire100.

La problématique du « vivre ensemble » a pris le pas sur toute autre : vivre ensemble dans les quartiers, dans les entreprises, dans le couple aussi. Cette problématique est réductrice : elle fait allusion à des bonnes mœurs qu’il conviendra seulement de corriger pour atteindre une vie sociale satisfaisante. Ce « vivre ensemble » serait l’exigence minimum d’un bien-être social reposant sur des qualités relationnelles.

Or en matière de violences conjugales, il n’est pas seulement question de bonnes mœurs, mais aussi de tout l’environnement dont nous avons montré l’importance.

Lorsque Serge (entretien – deuxième partie – 1.2.3.) manifeste sa totale indépendance vis-à-vis de son couple en privilégiant son métier et ses fréquents déplacements, est-il si singulier ou au contraire représentatif de la prééminence d’Ego ?

Lorsque Jacques s’investit totalement dans son entreprise, délaissant même involontairement son épouse, mais sans oublier les matchs de foot, n’est-il pas représentatif d’une population d’auteurs de violences décrite plus haut, mais aussi à des degrés divers, d’une population masculine plus générale ?

Lorsque Léon et Bekri, devant tant de problèmes sociaux et financiers, accumulent les ruptures jusqu’à la rupture ultime, sont-ils des exceptions ou illustrent-ils la désillusion et l’échec intériorisé ?

Prendre en compte l’ensemble de cette problématique sans tomber ni dans le psychologisme ni le sociologisme, pour composer un programme de prévention, telle est la tâche que nous voudrions aborder maintenant.

Notes
100.

Le suicide compte dix mille morts chaque année et près de 200.000 tentatives de suicide (Données 2007 de l’Observatoine régional de santé).