Une action publique territoriale façonnée par les interdépendances entre l’Europe, l’État et les collectivités locales

D’un ensemble d’études qui observent l’action publique territoriale depuis des dispositifs contractuels tels que les Pays ou d’autres formes conventionnelles d’action publique35, il ressort que les interdépendances à l’œuvre dans l’action publique territoriale oscillent entre logiques concurrentielles et coopératives.

Que ces dispositifs soient abordés en tant que politique institutionnelle qui vise la désagrégation au moins partielle à plus ou moins long terme de l’institution départementale36 et/ou la rationalisation de l’action publique37, c'est-à-dire la recherche d’économie des deniers publics par une meilleure articulation des niveaux d’intervention ou en tant que politique constitutives38 qui institutionnalise l’action collective dans des espaces infra régionaux, il apparaît que la multiplication des échelons d’interventions affecte les pratiques subsidiaires qui existaient avant la décentralisation39.

La montée en puissance des démarches de projet territorial provoque une réaction des couches de régulation sédimentarisées comme le Département qui résiste ou accompagne pour mieux contrôler les périmètres des territoires de projet40.

En somme, la gouvernance41 de l’action publique territoriale, notion sujette à de nombreuses controverses42, qui renvoie à la perte de centralité de l’État dans le processus de décision combinée à une multiplication des lieux et des acteurs impliqués dans cette décision, se substituerait au modèle politico-administratif du gouvernement local encore teinté de centralisme43. Toutefois son efficacité dépendrait de la mise en place de procédures et de la présence de professionnels aguerris à la superposition et l’enchevêtrement de multiples structures formelles et informelles, sectorielles ou transversales44 . On parle alors de politiques procédurales45 qui pourraient assurer la démocratisation et la régulation pragmatique de l’action publique territoriale.

Au-delà de leurs différences, l’ensemble de ces travaux adoptent la définition relationnelle du pouvoir, constatent que l’ouverture de l’action publique à de nouveaux entrants érige la nodalité46 en principe organisationnel et politise l’action publique locale. C’est ce que traduit la notion d’échange politique territorialisé définie par Emmanuel NEGRIER comme «  une transaction ou une série de transactions entre plusieurs ressources et acteurs dont l’enjeu majeur est constitué par l’action publique au sein d’un territoire donné et/ou entre territoires. Ces transactions dépendent de règles de jeu politique et influencent leur changement afin de légitimer les protagonistes et rendre efficiente l’action publique » 47.

On relève ainsi une convergence vers l’idée selon laquelle il peut y avoir coordination interinstitutionnelle sans hiérarchie48 de l’autorité au sein de systèmes organisés complexes, ce qui questionne le poids de l’État dans leur régulation49. Ces conclusions s’inscrivent en effet dans un consensus large selon lequel, privé d’un certain nombre de ses prérogatives, l’État ne pèse plus autant dans la régulation de l’action publique locale quand concurremment les compétences des collectivités territoriales et de l’Union Européenne s’élargissent et se renforcent50.

Cependant ce constat suscite quelques réserves. D’une part parce que l’État n’est pas aussi creux qu’il n’y paraît51. Il contourne son incapacité à assurer une régulation substantielle de l’action publique territoriale par la mise en place d’un gouvernement à distance fondé sur de nouveaux instruments tels que les normes et le contrat de projet52. D’autre part dans le jeu d’interdépendances qui structurent l’action publique territoriale, Emmanuel NEGRIER considère qu’un double mouvement s’amorce de politisation de l’État et de dépolitisation du pouvoir local. Ce nouveau cycle d’action publique conduirait à penser l’interdépendance ou le jeu d’échelle d’action publique comme créateurs d’idées territoriales en action. Autrement dit, les configurations territoriales seraient le lieu de leur fabrique53.

Notes
35.

GAUDIN J.P. Gouverner par contrat : l’action publique en question, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, 242 p. L’auteur définit les contrats d’action publique sur la base de trois critères de forme. « D’abord, la présence d’un accord négocié sur des objectifs mêmes d’action; puis l’engagement sur un calendrier de réalisation qui s’inscrit, dans un terme moyen, entre l’annualité budgétaire et l’horizon lointain de la planification ; enfin, des contributions conjointes des parties prenantes à la réalisation des objectifs (en termes de financement ou de compétences humaines et techniques) ; le tout inscrit dans un texte d’engagement cosigné par différents participants ».

36.

LE LIDEC P. « A propos des luttes de définition autour de la notion de Pays » dans GAXIE D. (dir.) Luttes d’institutions. Enjeux et contradictions de l’administration territoriale,, L’Harmattan, collection Logiques juridiques. 1997, p 79-108.

37.

VANIER M. « La petite fabrique de territoires, en Rhône-Alpes : acteurs, mythes et pratiques » article cité.

38.

DURAN P, THOENIG J.C., « L’État et la gestion publique territoriale », Revue Française de Science Politique, vol 46, n°4 Août 1996, p 601, 602. Selon les auteurs, une politique constitutive « édicte des règles sur les règles ou des procédures organisationnelles. Elle ne dit pas quelle est la définition du problème et quelles sont les modalités de son traitement opérationnel. Elle se contente de définir des procédures qui servent de contexte d’action sans que soit présupposé pour autant le degré d’accord et d’implication des acteurs retenus. Des scènes d’actions et des territoires sont créés qui offrent des positions d’échange et d’ajustement et que la puissance publique investit de valeurs, de légitimité ou de cognition. La politique constitutive délègue le traitement du contenu. Elle émet une coercition faible sur les assujettis des politiques qu’elle prétend traiter. Enfin le nombre des acteurs appelés à s’ajuster est élevé et variable, comme le sont leur représentativité et leur pertinence en tant que partenaires pour l’échange. La recherche d’interlocuteurs collectifs guide le recours par une autorité publique aux politiques constitutives ».

Voir également DOUILLET A.C. Thèse Action publique et territoire. Le changement de l’action publique au regard des politiques de développement local, soutenue le 17 décembre 2001 à l’École Nationale Supérieure de Cachan.

39.

Pour une lecture exhaustive des principes idéologiques et pratiques fondateurs de la subsidiarité, se reporter à FAURE A. (dir.) Territoires et subsidiarité. L’action publique locale à la lumière d’un principe controversé. L’Harmattan, logiques politiques, 1997, 307 p.

BORRAZ O. « Des pratiques subsidiaires Vers un régime subsidiaire ? Les obstacles institutionnels à l’introduction de la subsidiarité en France, à la lumière de l’exemple suisse » dans Territoires et subsidiarité. L’action publique locale à la lumière d’un principe controversé. Op. cit.. p 21-64. Pour les auteurs de cet ouvrage, la subsidiarité dont la contractualisation de l’action publique est une des formes peut s’entendre comme un principe d’organisation de l’action publique, principe d’efficacité et principe politique. Elle se traduit par une division du travail entre les différents échelons politiques, administratifs et la société civile sur des critères de compétence démontrée à se saisir et traiter un problème social et non attribuée par l’État sur la base de blocs de compétences. Ce sont l’efficacité et le pragmatisme qui supposent l’évaluation des effets des décisions prévues dans des procédures qui légitiment cette prétention à prendre en charge un problème social. La redondance institutionnelle est nécessaire. Elle est une surcapacité de traitement des problèmes qui assure la flexibilité institutionnelle, c'est-à-dire le choix de l’échelon administratif apte à traiter ledit problème selon un mode opératoire qui lui est propre et qui s’affranchit des pratiques étatiques ou issues des organismes nationaux. Le consensus est le mode de décision nécessaire au fonctionnement de cette mécanique.

40.

PASQUIER R. « L’européanisation par le bas : Les régions et le développement territorial en France et en Espagne » dans FONTAINE J., P HASSENTEUFEL P. (dir.) To change or not to change, PUR, 2002, p 171-188.

41.

LE GALES P. « Les réseaux d’action publique entre outil passe-partout et théorie de moyenne portée » dans LE GALES P. THATCHER M. (dir) Les réseaux de politique publique. Débats autour de des policy networks L’Harmattan, 1995, p 18-19.

MAYNTZ R. « Policy-Netzwerke und die Logik von Verhandlungssytemen » Politische Vierteljahresschrift, (1993) 24 p 39-56.

42.

PADIOLEAU J.G., « L'action publique postmoderne: le gouvernement politique des risques » Revue Politiques et management publics n°4, vol.17, Décembre 1999, p 85-127.

Dans Libération, du 1er juin 2000, l’auteur parle des «gogos de la gouvernance». Il souligne les flottements auxquels conduisent les usages les plus actuels de cette terminologie. Il montre que la célébration de la local governance est en réalité une machine de guerre contre les politiques publiques nationales de redistribution économique, d’aménagement du territoire ou de transferts sociaux.

BOROT L., « Gouvernance », Cités 2002/1, n° 9, p. 181-186.sur http://www.cairn.info

43.

MOQUAY P. Coopération intercommunale et société locale, L’Harmattan, 1998, p 291.

44.

DE SEVERAC C, JOUVE B, VANIER M. « Les CGD : aménagement et construction du territoire régional » dans JOUVE B, SPENLEHAUER V, WARIN P(dir.) La région laboratoire politique. Une radioscopie de Rhône –Alpes, La découverte, Collection recherche 2001, 300p. Ouvrage collectif dont la thématique centrale porte sur la contribution de la Région à l’émergence d’un Etat des territoires en opposition à un Etat centralisé, analysent des conditions d’institutionnalisation des CGD (CGD) initiés par Rhône-Alpes au début des années 90.

45.

LASCOUMES P. LE BOURHIS J.P. « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, 1998, n° 42, p 37-66.

Les deux auteurs définissent les politiques procédurales comme «un type d’action publique qui opère par la mise en place territoriale d’instruments de connaissance, de délibération et de décision peu finalisées a priori. Cette catégorie de l’action publique doit être distinguée des actions « substantielles […] produites par une autorité centralisée définissant d’entrée les buts poursuivis. Au contraire, les objectifs de politiques procédurales se présentent sous la forme d’énoncés très généraux dont le sens reste à produire par la délibération collective. L’essentiel de leur contenu porte sur l’organisation de dispositifs territoriaux destinés à assurer des interactions cadrées, des modes de travail en commun et la formulation d’accords collectifs ». Elles sont justifiées par leur caractère pragmatique « compris comme l’adaptation à des contextes spécifiques et à leur évolution temporelle » et l’ouverture démocratique qui permet la « confrontation des intérêts locaux, (.) l’ajustement des points de vue en présence », la mise en place(.) « de structures de coopération sur la définition des enjeux locaux, les méthodes de travail et les décisions à prendre ».

46.

DURAN P. THOENIG J.C. « L’État et la gestion publique territoriale » article cité, p 605.

47.

NEGRIER E. « Échange politique territorialisé et intégration européenne » dans Les nouvelles politiques locales op. cit., p 117.

48.

Chronologiquement :

WORMS J.P. « Le préfet et ses notables », Sociologie du travail n°3, 1966, p. 249-275.

CROZIER M., THOENIG J.C. « La régulation des systèmes organisés complexes. Le cas du système politico-administratif local en France », Revue française de sociologie n°1, janvier 1975, p. 3-32.

GREMION P. Le pouvoir périphérique; Bureaucrates et notables dans le système politique français, le Seuil, col. Sociologie, 1976, 477 p.

49.

JOBERT B. et LECA J. « Le dépérissement de l’Etat. A propos de l’acteur et le système de Michel Crozier et Ehrard Friedberg » Revue française de science politique, 1980, vol 30, n°6, p 1165 : « Faut – il désormais analyser les sociétés démocratiques post-industrielles comme un réseau éclaté de systèmes d’action dont l’interdépendance est problématique, ou comme l’articulation de structures lourdes de domination sociale sur un ordre politique tentant de maintenir la légitimation d’une autorité centrale ? Poser le problème dans ces termes, c’est admettre qu’il existe, à côté des multiples formes de représentation d’intérêt une représentation symbolique du « corps social » qui prétend produire l’intérêt général et délimiter le champ politique légitime ».

DURAN P., THOENIG J.C. « L’État et la gestion publique territoriale »article cité p 620 en viennent aussi à cette question à propos du passage de la régulation croisée à «un modèle d’interdépendance maximal caractérisé par une multiplication des échanges liée à une différenciation des sphères d’action. C’est là une forme limitée de "coordination sans hiérarchie". Se pose la question de la forme que prend le pouvoir politique et apparaît l’interrogation sur le degré de pertinence de l’Etat comme concrétisation du pouvoir politique ».

50.

CAILLOSSE J. « Le local, objet juridique » dans MABILEAU A. (dir) A la recherche du local, l’Harmattan, 1993, p 125-126.

51.

LECA J. « L’État creux », La France au-delà du siècle, L’Aube/ Datar, 1994, p 91-102.

52.

EPSTEIN R. « Après la territorialisation : le gouvernement à distance » dans VANIER M. (dir.) Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, Presses universitaires de Rennes, 2009, p 131-139.

53.

NEGRIERE. « Du local sans idée aux idées territoriales en action », dans GIRAUD O., WARIN P. (dir.) Politiques publiques et démocratie. La découverte/Pacte, 2008, p 163-177.