L’expertise dans l’action publique

Dans la pratique, l’expertise est mobilisée dans une situation où se rencontrent « une conjoncture problématique et un savoir spécialisé » 65 . Elle est un outil de gouvernement qui permet à la fois de traiter les problèmes publics et de légitimer l’autorité du pouvoir politique.

Mais, omniprésente dans les faits et dans les discours, elle manque singulièrement aux collectivités locales pour assurer la conception et la mise en œuvre de l’action publique territoriale66.

En effet, historiquement, c’est l’État qui détient le monopole de la capacité d’expertise légitime67. Ce monopole se révèle dans le tropisme de certaines corporations à accaparer l’expertise scientifique et technique de manière à exclure du processus décisionnel toute procédure de consultation ouverte et pluraliste susceptible de générer des controverses d’expertise qui démocratiseraient la décision68. Ou plus subtilement, l’État peut encourager la participation à une expertise pluraliste, mais de manière à toujours en contrôler les « excès démocratiques ».

Avec la décentralisation, la territorialisation de l’action publique et son ouverture à une pluralité d’acteurs, les situations d’expertises se laissent moins capturer par une catégorie préconstruite comme la technocratie. L’expertise ne se réduit pas une compétence spécifique, une position institutionnelle ou une procédure, elle est une ressource mobilisée par différents acteurs, poussés par des motifs pluriels69. Il s’ensuit que c’est d’abord le contexte d’action qui détermine le sens de l’expertise plutôt qu’un statut, un stock de connaissances mobilisables.

Aussi dans l’abondante bibliographie relative à l’expertise, c’est la définition pratique qu’en donne Jean Yves TREPOS que nous retenons : « l’expertise c’est l’ensemble des positions sociales que produit la tension entre l’exercice professionnellement contrôlé et l’exercice auto-proclamé d’une compétence en réponse à des situations confuses appelant une décision d’attribution ou de validation 70 . En conséquence, les questions de l’indépendance de l’expertise, de son impureté scientifique71 ou de la politisation des sciences72 ont perdu de leur acuité.

En matière de développement territorial, Anne Cécile DOUILLET montre que si l’intervention de scientifiques en tant qu’experts auprès de l’administration peut déboucher sur l’application de mesures d’action spécifique, la très forte imbrication des registres d’analyse et d’aide à la décision ne permet pas de distinguer offre et demande de science73. Plus que le respect des limites entre science et politique par les scientifiques et les élus, ce sont les situations d’expertise qui permettent de qualifier les usages qu’en font les acteurs qui s’en réclament et qui la mobilisent.

C’est donc la contribution de l’expertise à la construction de l’action publique qui est prise en compte, dans des systèmes socio techniques où profanes, professionnels, élus, experts se rencontrent dans des « forums hybrides »74 qui croisent les savoirs dans l’élaboration de synthèses utiles à la conciliation des points de vues.

Notes
65.

RESTIER-MELLERAY C. « Experts et expertise scientifique. Le cas de la France ». Revue française de science politique, 1990, vol. 40, n° 4, p 553.

66.

CGGREF Évaluation des démarches contractuelles de pays Février 2006. Sur les 283 pays évalués par le conseil général du génie rurale des eaux et des forêts (CGGREF) à la suite d’une commande de la DIACT, il ressort que l’ingénierie territoriale est assurée par une équipe dont la taille est assez réduite : de un à quatre équivalents temps plein. p 33.

67.

RESTIER-MELLERAY C. « Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », article cité, p 562.

68.

THOENIG J.C. L’ère des technocrates. 1987 (1973), Paris, L’Harmattan, 317 p.

69.

DUMOULIN L., LA BRANCHE S., ROBERT C., WARIN P.(dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Presses Universitaires de Grenoble, 2005, 479 p.

70.

TREPOS J.Y. La sociologie de l’expertise. Presse Universitaire de France, 1996, p 3.

71.

MEMMI D. « Savants et maîtres à penser, la fabrication d’une morale de la de la procréation artificielle », Actes de recherches en science sociales, n° 76- 77, p 98.

72.

SAINT MARTIN «  Expertise », BOUSSAGUET L., KACQUOT S., RAVINET P(dir.) . Dictionnaire des politiques publiques. 2ème édition, 2006, p 211-220.

Dans cet article synthétique, l’auteur distingue le « knowledge in » et le « knowledge of ». La première catégorie prescriptive définit le rôle que l’expertise devrait ou ne devrait pas jouer dans pour améliorer l’action publique. Pour la seconde, descriptive, il s’agit de décrire comment les normes, les idées portées par les experts contribuent à la production de l’action publique. C’est ce versant de l’expertise qui nous intéresse.

73.

DOUILLET A.C. « Le développement territorial, une entente d’experts entre universitaires et aménageurs » dans DUMOULIN L., LA BRANCHE S., ROBERT C., WARIN P. (dir.) Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Presses Universitaires de Grenoble, 2005, p 133-155.

74.

CALLON M., LASCOUMES P., BARTHES Y. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001, 358 p., notamment p 35-36 sur les forums hybrides et la démocratie dialogique qui mettrait fin à la tyrannie de la majorité.