Prendre en compte les idées, les intérêts et les institutions

Cette approche suppose que l’on s’affranchisse d’une vision théorique figée de l’acteur. En effet, saisir l’action publique dans des configurations d’acteurs au sein desquelles les ajustements mutuels varient selon les conditions, les motifs, les objectifs de ses différentes phases101 conduit à une forme de prudence quant aux définitions parfois dogmatiques de l’acteur.

En ce qui concerne la liberté et les intentions de l’acteur, il semble que sur l’opposition entre valeurs, idées et stratégie, Max WEBER102 en définissant un acteur rationnel en valeur [wertrational] et un acteur rationnel en finalité [zweckrational] pour lequel les représentations103 sont essentielles couvre une large partie des controverses. Autrement dit, qu’il agisse selon ses idées ou en fonction de ses intérêts, les motifs de l’acteur changent, mais il est toujours rationnel.

Sans ignorer la portée des ses positions sociales104, il nous semble, à l’instar de Bernard LAHIRE, « tout aussi absurde de présupposer que les acteurs ne sont jamais stratégiques, intentionnels, etc., que de postuler qu’ils le sont toujours» 105 . Aussi est-il préférable de « développer une sociologie de la pluralité des logiques effectives d’action et de la pluralité des formes de rapport à l’action »106 qui tient compte du contexte de son déroulement et caractérise les acteurs y prenant part. Si l’action publique est traversée par de multiples influences qui dépendent aussi de sa durée dans le temps, alors, selon que l’analyse porte sur les étapes de concertation, de délibération, de consultation, de communication ou d’évaluation-correction, la part réflexive, calculatrice et planificatrice dans ces types d’action varie avec les types d’acteurs en présence. Il ne s’agit pas d’en revenir au séquençage de JONES107, mais de déconstruire l’action afin de chercher à mieux évaluer le poids respectif des intérêts, des idées et des institutions108 selon les étapes du cycle de production de l’action publique. D’autant plus que certaines de ces étapes conditionnent plus que d’autres le déroulement de l’action dans toute sa durée.

Par exemple, pour la définition du périmètre du Pays, la décision est confisquée par les élus dominants dont la stratégie de contrôle du territoire prime sur la coordination nécessaire à l’émergence d’un territoire dit pertinent109. Cette phase conditionne la gestion de l’action. Ici intérêts et calculs rationnels en finalité dominent. Il est bien difficile de faire apparaître l’ombre des idées et autres idéaux politiques qui permettraient d’expliquer et comprendre leurs décisions. Il n’en va pas de même quand il s’agit pour les agents de développement de réaliser un diagnostic préparatoire à la territorialisation d’une politique publique. L’action conjointe se déroule entre techniciens familiers du développement territorial au cours de laquelle mobilisation, médiation des acteurs sont les conditions indispensables à la mise en place d’un système local d’action, « à la jonction entre les représentations collectives en cours d’acquisition et un mouvement de coordination technique, nécessaire pour transformer l’espace et tendre vers le territoire souhaité ».110 La logique des tours de table nécessaires à la définition d’un objectif commun, l’enchevêtrement des actions des différentes institutions et de leurs conséquences réciproques ne peut se réduire à un simple calcul en finalité, à une somme d’intérêts indépendants. Alors les conditions de la discussion et la rationalité procédurale doivent être au centre de l’investigation parce qu’elles semblent mieux refléter le sens de l’action examinée.

Nous cherchons donc à étudier l’équilibre des sens et des croyances construit, négocié localement entre un certain nombre d’acteurs habituels de la décision publique. Nous appréhendons l’impact relatif sur cet équilibre de l’arrivée d’éventuels nouveaux entrants dotés de ressources cognitives.111

Une « approche globale » se dessine qui combine policy, politics et polity selon laquelle « il convient […] de penser tout à la fois les logiques processuelles à travers lesquelles l’action publique prend forme et les logiques institutionnelles à travers lesquelles les acteursdéfinissent leur rapport au politique, construisent leur identité, acquièrent leur légitimité et situent la portée de leur intervention »112. Que cette proposition émane d’un membre reconnu du centre de sociologie des organisations n’est pas anecdotique113, elle montre une relative convergence des différents courants qui tend à appréhender l’action publique en mêlant stratégies et institutions, acteurs et normes, sans toutefois balayer toutes les ambiguïtés propres à chacune des approches, notamment sur la place des idées dans le changement114.

Pour Pierre MULLER, si la sociologie des organisations inscrit bien l’acteur dans un contexte qui borne son action, en recourant à l’induction qui reconstruit de l’intérieur les propriétés d’un ordre local, « elle s’interdit de rechercher des mécanismes de causalité ailleurs que dans les interactions complexes, et en définitive imprévisibles entre les acteurs » 115. En termes plus directs, la question de l’impact des structures116 sur le comportement des acteurs reste entière. Pour y répondre, l’auteur préconise l’approche cognitive - tout en reconnaissant ses limites117 - qui renvoie à trois modèles de prise en compte « des idées, de préceptes généraux et de représentations sur l’évolution sociale »118 dans l’analyse des politiques publiques. Les référentiels119, les paradigmes120, les systèmes de croyances121 sont autant de cartes mentales « par lesquelles sont produites et légitimées des représentations, des croyances, des comportements, notamment sous la forme de politiques publiques »122. Mais il est difficile d’isoler lesdites idées, les principes généraux, les savoirs déterminants123. Peut-être trop marquée par les préceptes cartésiens d’évidence (la recherche de l’idée claire) et de causalité surdéterminante, cette théorie s’inscrit implicitement dans une logique formelle, par définition réductionniste124, ne laissant pas assez de place à la contradiction au sein d’une même idée puisque comme l’écrit, non sans ironie, Jean Louis LE MOIGNE : « Il ne peut y avoir de contradiction dans une idée lorsqu’elle est claire et simple »125.

En somme, il s’agit d’un travail d’identification des représentations qui orientent l’action plus qu’elles ne la déterminent. Dans cette perspective, les recherches d’Ève FOUILLEUX distinguent les lieux de production d’idées (forums de production d’idées) des processus et lieux de leur institutionnalisation (les forums de communautés de politiques publiques)126. C’est cette pratique de la déconstruction qui nous intéresse en premier chef et qui surtout laisse constater que l’analyse cognitive suppose elle-même des acteurs stratégiques. Les référentiels n’existent pas sans les intérêts et inversement les intérêts ne s’expriment que par des matrices normatives et cognitives127. Au-delà de la prise en compte de la pluralité des causes128 qui peuvent orienter l’action, les oppositions théoriques entre intérêts, institutions, idées semblent s’éloigner d’une forme de prudence épistémologique qui admet que la sociologie est «condamnée à un usage mobile et alternatif des concepts qui lui est dicté par son objet de construire des profils comparés de relations et de systèmes de relation, nécessairement aussi variés que les principes de descriptions de catégorisation et de comparaison qu’elle peut successivement se donner »129.

Notes
101.

THEVENOT « Rationalité ou normes sociales : une opposition dépassée ?» dans GERARD VARET L.A, PASSERON J.C. (dir.) Le modèle et l’enquête. Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales. École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1995, p 175.

102.

WEBER M. Économie et société, op.cit., p 55-57.

103.

Ibidem pp 41-42 « L’interprétation de l’activité doit tenir compte d’un fait d’importance fondamentale : ces structures collectives qui font partie de la pensée quotidienne ou de la pensée juridique (ou d’une autre pensée spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui est, pour une part, de l’étant [Seiendes], pour une autre part, du devant être [Geltensollendes] qui flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges ou les fonctionnaires, mais aussi le public), d’après quoi ils orientent leur activité ; et ces structures comme telles ont une importances causale considérable, souvent même dominante, pour la nature du déroulement de l’activité des hommes réels. Cette importance, elles l’ont avant tout comme représentations de quelque chose qui doit être (ou au contraire ne doit pas être). L’« Etat » moderne consiste pour une part non négligeable en une structure de ce genre – en tant qu’il est un complexe d’activités d’êtres solidaires – parce des hommes déterminés orientent leur activité d’après la représentation qu’il existe et doit exister sous cette forme, par conséquent que des règlementations orientées juridiquement dans ce sens font autorité ».

104.

LAGROYE J. « De l’objet local à l’horizon local des pratiques » dans MABILEAU A. (dir.), A la recherche du local op. cit,. p 168.

105.

LAHIRE B. op. cit., p 176.

106.

Ibidem p 188. « Plutôt que de postuler « a priori et une fois pour toutes l’existence d’une théorie de la pratique singulière (théorie de l’acteur rationnel, théorie de l’action planifiée, théorie de la décision, théorie des jeux, théorie du sens pratique, théorie de l’action située …), il est préférable de reconstituer, selon les univers sociaux et les milieux sociaux, selon les types d’acteurs et les types d’action, les différents temps de l’action et les différentes logiques d’action. (…). Il est aussi utile de s’interroger sur les types d’actions où l’acteur calcule consciemment, ceux où il doit suivre scrupuleusement des règles écrites, explicites et connues de tous, ceux encore où les règles (ou les codes) existent mais sont moins contraignantes, faisant retour ou marquant leur présence uniquement dans le cas de graves manquements, ceux où il n’y a ni règle ni calcul, etc. ».

107.

Ici le séquençage n’est pas en tendu au sens strict de la grille séquentielle de JONES C.O, An introduction to the study of public policy, Belmont, Duxbury Press, 1970, c’est davantage l’idée de déconstruction de l’action publique en différentes étapes qui est retenue.

108.

PALIER B., SUREL Y. « Les "trois I" et l’analyse de l’état en action », Revue française de science politique vol 55 n°1, février 2005, p 7-32.

109.

DOUILLET A.C. Op. cit..

110.

VAIVRE F. « La formation des Pays : quelques mécanismes tirés d’un exemple franc-comtois » p 117-127 dans BLETON RUGET A. BODINEAU P., SYLVESTRE J.P.(dir)  Pays  et territoires De Vidal de la Blache aux lois d’aménagement et de développement du territoire, EUD, Institut d’histoire contemporaine UMR CNRS 5605, 2002 p 127

111.

THEVENOT L. « Rationalité ou normes sociales », article cité, p 161.

112.

DURAN P. « L’analyse des politiques publiques en perspective, de la crise du politique à sa reconstruction ». Revue française de science politique, vol 46, n°1 Février, 1996, p 116 .

113.

Compte tenu des critiques récurrentes sur le point selon lequel le contrôle des zones d’incertitudes serait source de pouvoir, et l’insuffisance de prise en compte des positions sociales des acteurs. Voir par exemple LAGROYE J. « De l’objet local à l’horizon local des pratiques » dans MABILEAU A. (dir.) A la recherche du local Paris, L’Harmattan, collection logiques politiques, 1993, p 168.

LABORIER P. « Historicité et sociologie de l’action publique » dans .LABORIER P., TROM D. (dir),Historicité de l’action publique sous la direction de P PUF, 2003, p 417-462. Pour l’auteur, dans l’analyse stratégique, les acteurs n’ont pas d’histoire. Ils ne sont pas liés à l’héritage de pratiques institutionnelles.

114.

MUSSELIN C. «  Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? » Revue française de science politique vol 55 n°1, Février 2005, p 51-71. Pour l’auteur, ces écoles qui nourrissent la controverse sur l’analyse des politiques publiques, si elles cherchent à montrer ce qui oriente l’action n’étudient pas la même chose. Pour les tenants de l’action publique, il ne s’agit pas, à l’instar de l’analyse des politiques publiques, d’identifier le changement de référentiel à partir duquel la réforme advient, mais d’étudier le processus par lequel les acteurs y adhérent. Autrement dit, il ne s’agit pas de nier la part des idées dans l’action publique, mais de les observer dans une perspective différente.

115.

MULLER P. « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs » Revue française de science politique, vol 55, n°1 Février 2005, p 166.

116.

Cette controverse s’inscrit dans la continuité du fameux article de LECA et JOBERT « Le dépérissement de l’Etat. A propos de l’acteur et le système de Michel CROZIER et Ehrard FRIEDBERG » Revue française de science politique, 1980, Vol 30 n° 6, p 1125-1170. Sur ce point en particulier des pages 1167 à la fin de l’article.

117.

Le terme cognitif est certainement trop fort. Comme le précise Pierre MULLER lui-même, dans le même article de la Revue française de science politique vol 55, n°1 Février 2005 p 169 :

« L’observation des transformations du rapport global sectoriel permet, dans une certaine mesure et à un certain niveau de généralité, de prévoir le changement politique parce que les acteurs concernés par une politique spécifique n’ont pas la possibilité d’agir sur le niveau global (.). En même temps, il est bien évident que cette relation de détermination ne permet pas de prévoir de manière précise les formes concrètes et le contenu spécifique du changement de telle ou telle politique : c’est le sens du changement qui est prédictible et non ses modalités. Celles-ci dépendent des conditions selon lesquelles les différents acteurs vont entrer en relation, en fonction de leurs stratégies propre et du contexte culturel et institutionnel de chaque société et de chaque secteur. »

118.

MULLER P., SUREL Y. L’analyse des politiques publiques, Montchrestien, 1998, p 47.

119.

JOBERTB., MULLER P. op.cit.

120.

HALL P. The Politic Power of Economics Ideas, Princeton, Princeton University Press, 1989.

121.

SABATIER P. “The Advocacy Coalition Framework : Revisions and relevance for Europe”, EUI/Centre Robert Schuman, Jean Monnet Chair Lecture, Florence, 1997.

122.

MULLER P., SUREL Y, op.cit., p 50.

123.

PALIER Y., SUREL Y. « Les trois "I" et l’analyse de l’État en action » article cité, p 16.

124.

PASSERON J.C., Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, collection Recherche, 1991 p 42 « Dans les sciences historiques, la connaissance des phénomènes s’évapore à mesure que la formalisation s’enrichit. En y formalisant une connaissance on risque toujours de produire, pour autant que l’intelligibilité qu’elle recelait est capable de survivre à cette procédure, l’illusion qu’elle est l’application de principes formels dont elle constitue en réalité le principe d’intelligibilité »

125.

LE MOIGNE J. L. « Sur la capacité de la raison à discerner : rationalité substantive et rationalité procédurale d’Aristote à H.A. Simon, par Descartes et Vico » dans PASSERON J.C., L.A. GERARD-VARET (dir.) Le modèle et l’enquête, op.cit. p 263, sur ce point particulier pp 260-267.

126.

FOUILLEUX E. « Entre production et institutionnalisation des idées : la réforme de la politique agricole commune », Revue française de science politique, vol 50, n°2 avril 2000, p 277-305.

127.

PADIOLEAU J.G L’ordre social. Principes d’analyse sociologique. Logiques sociales, L’Harmattan 1986 p 31. Pour l’auteur, « dans les faits, la contrainte, l’utilitarisme, le normatif se chevauchent ».

128.

BECKER S.H. Les ficelles du métier. Comment conduire ses recherches en sciences sociales, collection repères La découverte et Syros, Paris 2002. p 295.

129.

PASSERON J.C., Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, collection Recherche, 1991 p 36