Les cadres de l’analyse

Les réseaux d’action publique

Les réseaux d’action publique qui ont été à l’honneur dans l’analyse des politiques publiques ont pu constituer une réponse opportune à la différenciation des milieux d’action publique135. Prenant acte des relations interpersonnelles qui se nouent dans la négociation de l’action publique, ils distinguent les communautés de politiques publiques (policy communities) des réseaux de projet (issue network). Les premières prennent en compte les relations institutionnelles circonscrites à un nombre d’acteurs restreint dont les relations sont stabilisées dans le temps. Les seconds sont moins stables, il est difficile d’en définir les contours parce que les relations entre acteurs se nouent au gré des besoins issus des projets ponctuels. Globalement, cet outil d’analyse porte en lui une vision naturaliste et organiciste de la société. A la fois la pince et l’objet qu’il est censé saisir à partir duquel se construit un jugement sur le monde, il laisse supposer que « les états des choses et les modes de description pourraient être traités indépendamment des positions normatives depuis lesquelles un jugement de valeur peut être porté sur les événements qui se produisent »136. De surcroît, son défaut majeur, le gradualisme, renvoie autant à une vision pluraliste qu’élitiste de l’Etat137. Autrement dit le réseau gagne en extension ce qu’il perd en richesse empirique. « Poussée jusqu’à l’absurde, une telle tendance finit par nous empêcher de distinguer entre un chat et un chien et donc de nous faire parler de « chat-chiens » 138 . Sans frontière, le réseau n’a pas d’extériorité, il ne permet donc pas d’envisager le changement en prenant en compte des facteurs exogènes139. Enfin, il reste dans l’indécision sur la répartition des pouvoirs, et la position sociale des acteurs.140 Or nous voulons analyser les interactions en intégrant les propriétés des situations dans lesquelles les acteurs sont impliqués. Nous ne le retenons pas.

Le système d’action concret

Le système d’action concret est l’outil clé de la sociologie des organisations. L’analyse stratégique qu’il rend possible permet de rendre compte assez fidèlement des pratiques courantes de l’action publique. Mais sa principale faiblesse est peut être de considérer que tous les systèmes d’action se valent. En cela, il banalise la spécificité du politique141 et de la spécificité des ressources politiques. (La capacité de prélever un impôt n’est pas un actif comme un autre surtout en période de désastre financier ! Aucun acteur autre que l’État souverain n’est en mesure d’assurer le rôle d’assureur en dernier ressort). On sait le débat qui a opposé les tenants d’une définition substantive du pouvoir aux tenants de sa définition relationnelle142 . Les derniers, au premier rang desquels Ehrard FRIEDBERG considèrent que l’analyse du pouvoir dans une perspective d’action, « qui s’intéresse seulement aux mécanismes par lesquels du pouvoir peut être mobilisé et transformé en des résultats concrets » frappe de caducité toute « typologie fine qui distinguerait domination, pouvoir et influence ».143 Cette appréciation peut être mise en regard avec la critique que Louis DUMONT adresse à l’analyse politique : « la théorie politique persiste à s’identifier avec une théorie du pouvoir, c'est-à-dire à prendre un problème mineur pour le problème fondamental, lequel se trouve dans la relation entre le pouvoir et les valeurs ou l’idéologie. En effet à partir du moment où la hiérarchie est évacuée, la subordination doit être expliquée comme le résultat mécanique de l’interaction entre individus, et l’autorité se dégrade en pouvoir, le pouvoir en influence, etc. On oublie que ceci se produit sur une base idéologique définie, l’individualisme : la spéculation politique s’est enfermée sans le savoir entre les murs de l’idéologie moderne. »144.

En effet sur l’imbrication des valeurs, des idées et des stratégies, l’approche en termes de système d’action concret focalise son analyse sur l’adhésion des acteurs aux valeurs et idées. Elle ne les considère pas comme cause de changement du système d’action145. Sur ce point précis, la hache de guerre est toujours déterrée. Jean LECA146 a démontré que ce type d’analyse découple la « Wertrationalität » (rationalité en valeur) de la « Zweckrationalität » (rationalité en finalité) puisque le problème des valeurs ultimes n’est abordé que dans le cadre des systèmes d’action concret, seul niveau opératoire pour l’analyse.

La configuration

En conséquence, c’est sur le concept de configuration147 emprunté à Norbert ELIAS que notre choix se porte. Il se justifie parce que le Pays est un système de pouvoir à multiples niveaux où des acteurs interdépendants148 forment des configurations sans que des hiérarchies claires ne se dégagent. La configuration appréhende les réseaux d’interrelations comme étant en constante évolution dans le temps. Ce point ne la différencie guère du système d’action concret.

Elle s’en distingue néanmoins par le fait que l’évolution y est relativement indépendante des intentions humaines et des objectifs que se fixent les individus qui la composent. Il ne s’agit pas de nier les stratégies individuelles, elles sont opérantes. Mais pour faire bref, l’analyste s’intéresse plutôt au système des acteurs qu’à l’acteur et au système. La configuration fait système et à l’opposé du système d’action concret, toutes les configurations ne se valent pas.

En effet, la configuration conduit à demander qui gouverne, mais contrairement à la logique propre au système d’action concret, elle ne réduit pas a priori la domination à une simple typologie du pouvoir. Nous nous intéressons au pouvoir politique et posons la domination comme constitutive du pouvoir politique. Autrement dit l’asymétrie des ressources entretient une configuration inégalitaire qui pour nous constitue un point de départ dans l’analyse du politique. C’est vers les conditions dans lesquelles l’asymétrie des ressources s’auto-entretient que nous portons notre intérêt. Pour rendre compte de la configuration notabiliaire qui s’institutionnalise dans le Pays, la configuration à leadership149 de Jacques LAGROYE est pertinente. L’auteur désignait par là un système local de relations sociales qui s’organise autour d’un notable. Celui-ci assure son intérêt propre et celui du groupe social qui le soutient.

Ainsi, nous semble-t-il cohérent de lier la configuration à la définition procédurale du Pays. Cette définition implique l’analyse des imbrications entre activités économiques, politiques, sociales et l’idéologie territoriale. Elle montre comment le travail politique participe à la création de relations sociales qui légitiment la contingence de l’ordre local150 mis à découvert lors des phases d’institutionnalisation du Pays.

Notes
135.

Pour une présentation exhaustive en langue française des réseaux d’action publique : LE GALES P et. THATCHER M. (dir.), Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, Paris, L’Harmattan, 1995, 272 p.

136.

BOLTANSKI L. et CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, essais Gallimard, 1999,p. 230.

137.

RHODES R. A. W et MARSH D.  « Policy Networks in British Politics. A critic of existing Approches » p 1-26 dans RHODES R. A. W et MARSH D (dir)., Policy networks in British Government, Oxford, Clarendon Press, 1992. Des mêmes auteurs « Les réseaux d’action publique en Grande Bretagne » dans P. LE GALES et M. THATCHER (dir.), Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, Paris L’Harmattan,1995, p 31-68.

138.

SMITH A.. « Introduction. Le leadership. Concept analytique ou notion synthétique ? » dans SMITH A., SORBETS C. (dir.) Le leadership politique et le territoire. Les cadres d’analyse en question. PUR, 2003, p 13.

139.

LE GALES P., M. THATCHER (dir.), Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, Paris L’Harmattan, 1995.

LE GALES P. « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, vol 45, n°1, 1995, p 57-95.

140.

AUST J. Permanence et mutation dans la conduite de l’action publique. Thèse soutenue le 17 décembre 2004.p 10-11. C’est pour cette raison que l’auteur choisit cet outil d’analyse. Ce défaut à nos yeux pour ce que nous voulons montrer est une qualité nécessaire à sa démonstration.

141.

DURAN P. « L’analyse des politiques publiques en perspective » article cité, p 116.

142.

JOBERT B. et LECA J. « Le dépérissement de l’Etat. A propos de l’acteur et le système de Michel Crozier et Ehrard Friedberg », article cité

143.

FRIEDBERG E. Le Pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée. Le Seuil 2ème édition, 1997, (1993) p 127.

144.

DUMONT L, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard (1977), 1985, p 19.

145.

MUSSELIN C. «  Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? » article cité.

146.

JOBERT B. et LECA J. « Le dépérissement de l’Etat. A propos de l’acteur et le système de Michel Crozier et Ehrard Friedberg, op. cit., p 1169.

147.

ELIAS N. Qu’est-ce que la sociologie ? op.cit., p 154-161 et 169. L’auteur la définit comme une formation de taille variable (les joueurs d ‘une partie de carte, une classe d’école, un village, une ville, une nation, une tribu) où les individus sont liés les uns aux autres par un mode spécifique de dépendances réciproques et dont la reproduction suppose un équilibre mobile des tensions.

148.

Ibidem p 171 « D’un point de vue sociologique l’évolution de l’organisation politique de l’état et les institutions professionnelles sont deux aspects inséparables de l’évolution d’un seul et même complexe fonctionnel. En fait ces prétendues sphères ne sont que des aspects représentant la différenciation et l’intégration au cours de l’évolution du même réseau d’interdépendance.  La différenciation des fonctions sociales se produit par fortes poussées prenant beaucoup d’avance sur les institutions dont la fonction est de les intégrer et de les coordonner.»

149.

LAGROYE J. « Le leadership en questions, configuration et formes de domination », dans SMITH A., SORBETS C. (dir.) Le leadership politique et le territoire. Les cadres d’analyse en débat, col Res publica, PUR, p 47-70.

150.

Ibidem p 53