Conclusion du chapitre 1

1 La délimitation/dé-limitation du territoire renforce la logique de fief

La délimitation territoriale du Pays et des procédures qui lui sont liées, est l’œuvre des grands élus qui cherchent à réduire l’incertitude politique que constitue l’émergence de ces nouveaux espaces politiques. Même si initialement la LOADDT de 1999 prévoit un périmètre d’étude qui sera supprimé par l’amendement OLLIER, la production de connaissance sur le territoire et pour le territoire par l’ingénierie territoriale est un habillage que les grands élus ignorent. Son influence sur les stratégies de conservation de pouvoir politique est difficilement identifiable.

On observe localement que les périmètres des Pays restent marqués de l’empreinte des Départements.

L’État n’exerce pas le droit à la contrainte que la LOADDT et la loi sur la simplification de la coopération intercommunale lui octroient dans la définition des périmètres. Il se place dans une perspective de long terme, au-delà des rythmes électoraux pour orienter la recomposition territoriale vers le regroupement intercommunal et l’élargissement des territoires de projet. Ses services centraux (DATAR et DGCL) parient sur le changement incrémental en recourant à l’expérimentation et en apportant un soutien technique nécessaire à la définition des périmètres. Ses représentants locaux négocient avec les élus dominants, prennent à témoin les populations concernées par voie de presse locale, jouent de l’octroi des subventions.

Autrement dit, l’État déplace les enjeux dans le temps pour se procurer des marges de manœuvre. Il s’inscrit dans une logique d’influence à long terme, quand les notables jouent du pouvoir à court terme. En conséquence, l’idée selon laquelle le lobby local contrôlerait le centre doit être nuancée, compte tenu des temporalités de l’action.

Sur les situations d’ingénierie

La relation que les élus entretiennent à la production de connaissances sur le territoire présente plusieurs facettes. Des dispositifs législatifs et réglementaires leur imposent d’y recourir, c’est le cas des périmètres de CDPRA et CTEF. Ils peuvent aussi l’initier quand ils veulent éclairer un problème et imposer une solution à des partenaires récalcitrants. Mais une évolution marquante doit être relevée : le savoir sur et pour le territoire est un facteur de production d’action publique et il tend à devenir un élément de légitimation du travail politique.

En effet, l’intercommunalité de projet tant au niveau des EPCI que des Pays impose à chaque élu l’appréhension d’un territoire plus vaste que sa seule circonscription électorale. Sur la base des multiples diagnostics sur lesquels il est consulté, il est invité à prendre connaissance de l’interdépendance des enjeux du développement territorial.

La justification des périmètres par l’étude, si elle ne freine pas le partage politique entre notables, les conduit au moins à justifier les raisons de leurs décisions sur le périmètre des dispositifs territoriaux. Même si on constate un écart entre ce que pourrait être un « territoire pertinent » et le territoire tracé par les élus, la production de diagnostics stratégiques agit comme une norme à partir de laquelle les périmètres d’opportunité ne sont plus défendables par les notables sur l’argument d’autorité, notamment quand le débat se publicise dans la CRADT et les Conseils Locaux de Développement.

Sur ce point précis, la production de connaissance financée par les EPCI sur les périmètres tels que les CDPRA, CTEF ou Maison de l’emploi est un tournant. Elle manifeste une prise de conscience de la part des élus locaux que la connaissance du territoire est constitutive de leur participation à la régulation de l’action publique. Elle ne lie pas leur décision, elle contribue à leur légitimation.

En effet, au-delà de l’aspect opérationnel des diagnostics et de la définition des périmètres, ce qui se joue c’est la capacité des différents niveaux d’intervention à participer à la régulation de l’action publique par l’amont. C’est en cela que la participation au processus expérimental que sont les diagnostics partagés est stratégique. Cette coproduction de savoir joue un rôle essentiel dans la redistribution du pouvoir au sein du gouvernement multi-niveau de l’action publique.

D’une part, le représentant de l’État sur le territoire, Préfet ou Sous Préfet, aux moyens financiers réduits, est un acteur parmi d’autres dans le jeu de la régulation. Sa position s’étiole inexorablement avec le développement nodal des capacités d’expertise locale. Désormais, les compétences professionnelles et la capacité à créer de la connaissance sur le territoire sont partagées.

D’autre part, la coproduction de savoir renforce la légitimité de la Région à agir dans le domaine de l’emploi et de la formation notamment vis-à-vis de l’État et des partenaires sociaux. En mobilisant ses dispositifs transversaux, en encourageant les diagnostics partagés, elle contribue à définir une nouvelle approche du problème de l’emploi en dépassant les divisions entre politique économique, politique de l’emploi et développement territorial pour faire converger des objectifs qui peuvent être parfois contradictoires. C’est en cela que le diagnostic partagé malgré toutes ses imperfections contribue à la régulation politique : il élabore des règles d’actions qui constituent un cadre commun, des procédures pour gérer des conflits d’interprétation entre les différentes parties. Un processus d’apprentissage est en cours qui n’a pas encore livré tous ses résultats.

Conséquences pour l’analyse de l’action publique territoriale

Ces observations nous conduisent à prendre nos distances par rapport aux analyses qui passent peut être trop rapidement du territoire à l’espace272 en considérant l’action publique comme une démarche de résolution de problème au sein de scènes différenciées.

D’abord parce qu’elles butent sur la résolution d’un « mythe organisationnel » que serait le territoire pertinent, régulateur en soi de l’action publique, parce qu’il définirait le problème à résoudre, le réseau d’acteurs ad hoc qui s’en saisirait. Dans ce « un territoire contingent », sans histoire, la sédimentation institutionnelle et la domination politique joueraient un rôle incertain.

Ensuite parce qu’elles posent implicitement que la régulation de l’action publique dépend de l’échelle d’action choisie –territoire contingent- plutôt que des principes qui la président et de la domination des institutions politiques.

Enfin parce qu’oublieuses de la singularité du politique elles (re) découvrent que le pouvoir politique légitime ne peut s’exercer, qu’à partir, et dans un territoire aux frontières définies dans des institutions stabilisées (les Départements et les Communes sont bicentenaires). Ces frontières sont nécessairement un enjeu parce que sans limite territoriale il n’y a pas de pouvoir politique qui vaille dans le sens où la dé-limitation du territoire est une amputation du pouvoir politique. On comprend que le Département n’a aucun intérêt à coopérer aux politiques territoriales de la Région, si, par cette coopération, il creuse sa propre tombe. Donc le contrôle politique de quelques notables via les institutions dans lesquelles ils puisent leur autorité ne saurait être le point d’arrivée de l’analyse, mais le point de départ, à moins d’oublier une donnée structurelle du paysage politique français qu’est le cumul des mandats. Pour autant, il ne s’agit pas de nier les effets de territoires, mais devant ces faits structurants leur impact est relatif. Nous partageons ainsi l’idée de contingence territoriale qui traduit « l’affaiblissement de la spécificité du territoire comme notion, comme niveau d’analyse, en même temps que son importance croissante pour analyser les politiques publiques en action » 273 .

Notes
272.

BADIE B. « Du territoire à l’espace » La France au delà du siècle, L’Aube/Datar, 1994, p 7-14.

273.

NEGRIER E. « Penser la contingence territoriale », dans FAURE A., NEGRIER E. (dir.) Les politiques publiques à l’épreuve de l’action locale. Critiques de la territorialisation, L’Harmattan, 2007, p 15.