Le pouvoir des sans pouvoir

Les petits élus, dépendants des relations et ressources des notables, semblent accepter les grandes orientations du Pays sans résister. Cependant, ils ne sont pas totalement dépourvus de marge de manœuvre. On constate bien une asymétrie du pouvoir liée à la faiblesse des moyens des communes rurales et de la nécessité pour leurs maires d’entrer dans des dispositifs de coopération intercommunale qui leur échappent en partie. Mais la domination est aussi une relation qui place le dominé en situation de négociation d’avantages personnels pour permettre au dominant d’étendre son emprise. A ce titre les relations entre les petits élus représentants les communautés de communes entourant l’encore communauté de communes de l’agglomération de Villefranche désormais communauté d’agglomération sont révélatrices.

Pour atteindre le seuil de 50 000 habitants, deux possibilités s’offrent aux édiles de la communauté caladoise : laisser faire la démographie, ce qui peut être relativement long ou s’associer avec une commune voire une communauté de communes voisine. Un marchandage s’engage entre les élus de la communauté de communes de Beaujolais Nizerand Morgon et les instances dirigeantes de la communauté de communes de l’agglomération de Villefranche sur Saône. Dans cette situation, c’est le dominant qui est en attente, il ne pourra parvenir à son dessein que si le dominé consent à se placer sous son aile. La négociation apparaît alors sous un autre jour : c’est à l’élu dominant d’adopter un profil bas, de montrer qu’il est là pour promouvoir l’intérêt des petits élus et de leurs communes, de les associer à des projets communs, de leur montrer de la considération et du respect.

‘« R Ils ne pourront le faire que s’ils prennent toute leur place dans cette communauté, sans être considérés comme un apport matériel ou autre, donc une considération entière ».
Entretien n° 21 du 19 avril 2004’

Il doit, dans un marché de dupes, convaincre qu’il n’a aucune volonté hégémonique sur le territoire, mais, au contraire, qu’il cherche à fédérer les intérêts de la ville centre et des communes voisines. Il offre des opportunités comme en témoigne la présidente de la communauté de communes rurales concernée : 

‘« R (Villefranche) Qui cherche à devenir agglomération, qui nous sollicite beaucoup, qui souhaiterait qu’on adhère à cette communauté d’agglomération. Alors, on y a été très hostile à un moment donné parce qu’on nous a présenté cette communauté d’agglomération, je dirais, ... mal. On venait nous chercher pour faire le nombre, mais sans jamais nous présenter ce qu’on pouvait faire ensemble. Nous aussi, on est inquiet pour nos impôts locaux, pour nos contribuables. Moi, je veux bien appartenir à une communauté plus importante que la mienne, mais je veux savoir à quels engagements je me prépare. 
Q C’est une volonté d’aspiration ?
R Oui, un peu, mais c’est vrai que dans certains domaines, ce n’est pas impensable, mais faut qu’on apprenne à travailler et qu’on ait des projets pour savoir où on va.
Q Alors, qu’est ce que cela pourrait être des projets communs entre ces deux entités totalement différentes?
R Alors, on réfléchit en ce moment sur le domaine des personnes âgées. Sur notre secteur, on a une maison de retraite gérée par une association. Moi, j’ai un foyer résidence pour huit personnes, c’est assez lourd à gérer pour une petite structure comme la nôtre. Et encore, c’est pas sous compétence communautaire, c’est sous compétence communale. Il va falloir réfléchir pour mettre nos moyens en commun, pour avoir une meilleure vision des choses et avoir des équipements plus structurés que maintenant.
(.)
Entrer dans l’agglomération de Villefranche, c’est perdre un peu de ses moyens, en donnant peut être des aides mais qu’on ne maîtrisera plus. Si par exemple la communauté d’agglomération décide de construire un gymnase, les habitants de notre communauté de communes vont financer en n’étant pas surs non plus d’en bénéficier. Comment va être géré l’urbanisme, comment va être géré le logement, est-ce qu’on va pas nous imposer un certain nombre de logements par rapport à cette communauté. Cette grande ville nous fait peur parce qu’on n’a pas envie de perdre cette qualité de vie, cette qualité du monde rural. On a des inconvénients, mais les gens qui viennent ici, viennent pour retrouver un peu de calme, un peu d’espace. Est-ce qu’on va pas le perdre tout ça ?
Q C’est la crainte de perdre du pouvoir de décision.
R C’est exactement ça. Même si on y participe à ces décisions, on va très peu être représenté au sein d’une masse importante. Si nous sommes deux représentants, on ne va pas faire pencher la balance. Et puis c’est ce que je vous disais tout à l’heure, nous sommes inquiets sur la fiscalité, elle va se reporter sur l’ensemble de nos concitoyens, comment va-t-on vivre ce rapport ? On est hostile tant qu’on ne saura pas où on va et à quoi on va s’engager. »
Entretien n° 9 du 22 mars 2004’

Cette capacité politique des petits élus s’inscrit plus globalement dans une organisation du travail politique qui hiérarchise les élus, sans hiérarchie institutionnelle. C’est cela au fond le consensus sur lequel repose tout cet édifice politique local en recomposition.

Consensus et conservation du pouvoir

C’est sur les conditions de sa négociation qu’il faut se pencher. Le consensus n’est pas défini comme une simple solution molle à laquelle personne ne s’oppose. C’est d’abord une façon de définir les pratiques, de faire émerger les rôles nécessaires à la décision collégiale qui est le résultat du travail d’élus profondément ancrés localement. Bien que les échéances électorales de 2001 et de 2008 aient contribué au renouvellement des élus municipaux, soit par rajeunissement, soit par alternance, généralement, on retrouve les mêmes personnalités des CGD aux CDPRA. Cette longévité politique tient à leur capacité à se positionner en acteurs incontournables du système politique local. Ils peuvent ainsi « réaliser l’indispensable lien entre les trois scènes de la négociation qui s’engage avec le contrat : la scène locale et intercommunale, avec le sésame d’un mandat municipal fort et son relais par la présidence d’un EPCI, la scène départementale, les conseillers généraux ayant su rendre incontournables les solidarités de canton, et bien entendu la scène régionale, base de l’expérimentation »287.

‘« R Il y a eu une espèce de prise de conscience qu’on pouvait faire des choses ensemble. On arrive à bien se connaître, maintenant on est 13 communautés de communes qui constituent le Pays, mais on voit au fil des comités de pilotage, les relations se font et les actions transversales commencent à émerger ».
Entretien n°1 du 15 mai 2003
« R Actuellement dans le cadre du syndicat mixte il y a une représentativité politique de tous les bords, mais on est tous là pour faire avancer les choses. Je pense que les choses se bien calées. »
Entretien n°14 du 30 mars 2004’

Consensus et effet d’aubaine

Une seconde donnée structurelle intervient dans la gestion consensuelle du contrat, c’est la disette budgétaire. En période de diminution tendancielle des dotations de l’État, les petits élus ont intérêt à s’engager dans la conduite de projets qui leur échappent en partie, mais qui sont synonymes de financements pluriannuels relativement stabilisés. L’effet d’aubaine liée à l’intégration en Pays est le bienvenu, c’est sous ce jour qu’il est décrit par un bon nombre d’élus et de techniciens.

‘« R Non, il y a eu le CGD, le Pays qui prend le relais, alors on n’a pas eu le couteau sous la gorge, mais c’est aussi une façon d’obtenir des subventions. On n’a pas le couteau sous la gorge. Mais ou vous vous mettez en Pays pour obtenir les subventions ou vous n’êtes pas en Pays et vous n’avez pas les subventions. Il y a quand même une incitation pour qu’on se mette ensemble pour qu’on puisse bénéficier des subventions ».
Entretien n°14 du 30 mars 2004’

L’effet d’aubaine serait même le trait marquant de la démarche Pays, ce qui relativise fortement sa portée intégratrice et sa vocation à planifier le développement territorial.

‘« R  Mais fondamentalement, le Pays c’est la contractualisation entre la Région et les communautés de communes. Pour les communautés de communes, il s’agit essentiellement d’effet d’aubaine. Je ne vois pas une action nouvelle qui n’aurait pas déjà été programmée par les collectivités territoriales.
Q Vous voulez dire que les projets soutenus par le Pays ne sont pas forcément des projets de développement pour le Pays mais c’est d’abord un financement de projets des communes ou de la communauté de communes.
R Oui. Alors la Région dit : il faut 50% d’actions transversales obligatoires, on va trouver 50% d’actions transversales. Qu’est ce que c’est qu’une action transversale, c’est une action qui se répète partout. Par exemple, les pépinières d’entreprises qui existent Villefranche, on va en faire une à Tarare, une à Cours la Ville, donc c’est une action transversale. On va l’appeler comme ça. »
Entretien n°8 du 18 mars 2004’

L’effet d’aubaine souligne l’ambivalence de l’intégration intercommunale au sein du Pays. Le CDPRA ne serait qu’un moyen parmi d’autres d’obtenir des subventions régionales pour financer l’aménagement de la place du village ou rafistoler le toit de l’Église. Alors, on ne se situerait plus dans la construction d’un intérêt commun à plusieurs EPCI à l’échelle d’un territoire intégré. Mais, c’est l’intérêt municipal et des maires qui serait premier.

‘« R2 (Le Pays). Ça peut être un formidable outil de développement local comme une machine, un tiroir caisse qui n’apportera aucune plus value au niveau stratégie ou concertation. Tout reste ouvert.
R1 On va nous dire de manière péjorative, votre Pays, c’est un catalogue d’actions. Moi ce n’est pas le catalogue d’actions qui m’inquiète parce que faudra qu’on y passe, qu’on avale des couleuvres, qu’on donne des financements à certains endroits parce qu’on sait qu’en contrepartie il y aura une certaine mobilisation, même si les crédits au départ c’était pas vraiment ça. Par contre, le Pays comme il est parti aujourd’hui, c’est un endroit, dans une salle où il y aura des gens qui vont s’asseoir et discuter sur un projet cohérent. Un exemple, aujourd’hui sur le territoire on a fait valoir le fleuve LOIRE comme une priorité. On va essayer de faire financer des aménagements le long du fleuve. L’agglo fait un pas en avant en disant, on veut faire quelque chose sur le port.
Le Pays l’a validé, on a d’autres projets sur le fleuve qui sont dans les cartons. Il va falloir faire des réunions avec tous les gens concernés. Il va falloir choisir, en termes de visibilité qu’est ce qu’on finance ? Sur quoi on met le paquet pour ne pas disperser les financements. On va pas aller financer des étangs à droite à gauche. »
Entretien n°10 du 22 mars 2004’
Notes
287.

DE SEVERAC C, JOUVE B, VANIER M., article cité, p 235.