Une ingénierie territoriale sous tension.

Dans les services régionaux

Jusqu’aux élections de 2004, l’instabilité politique de l’exécutif joue en faveur des directions des services régionaux. Les positions des élus régionaux évoluent au fil des majorités de compositions selon les thématiques abordées. Il revient aux directeurs de services d’assurer la continuité des logiques d’action. Ils empiètent parfois sur le domaine des élus.

‘« R1 Je n’irais pas jusqu’à dire que le Conseil régional n’a pas de ligne politique, ils ont quand même mis en place le SRADT, ils ont signé le CPER, y a quand même eu des directives politiques de l’exécutif, mais ça ne se retrouvait pas au niveau des directions, y avait pas, à part quelques exceptions, y avait pas de mainmise politique sur l’administration régionale.
Q Vous voulez dire que c’était un pouvoir dans le pouvoir
R1 Bien sûr. Tout le monde vous le dira. Ça fonctionne par défaut, il faut bien que la Région fonctionne, l’administration régionale est devenue toute puissante. Aujourd’hui, y a des directeurs de services qui pondent des notes qui sont des notes politiques, des notes d’orientations politiques et qui en plus ne sont pas validées par le Conseil régional. Et quand nous on arrive sur le territoire sur la base de ces notes, et puis qu’après on retourne à la Région et bien on nous dit, ah ben non. Ça n’a pas été validé par le Conseil régional.
Q Mais vous avez un rapporteur régional, élu régional pour le Pays.
R2 Oui, M BENATON. Je vous cite une anecdote. Lors de la première réunion du comité technique, M BENATON m’a dit, vous avez bien vu les dossiers avec les services de la Région. Pour lui, obtenir l’accord favorable des services est capital. C’est pas lui qui dit : je vais porter les dossiers. Il demande si c’est bien calé avec les services.
R1 Aujourd’hui M BENATON, même s’il a son avis propre, il est pas en mesure de donner un avis officiel s’il n’a pas consulté les services. Pour une collectivité territoriale c’est quand même assez grave qu’un élu régional qui a une fonction bien particulière, qui est la courroie de transmission entre la Région et le territoire, qu’il soit pas en mesure de dire ça oui, ça non. »
Entretien n° 10 du 22 mars 2004’

Depuis 2004, le contrôle politique semble avoir repris le dessus sur les services. On peut appréhender la démission de l’ancien Directeur des politiques territoriales comme un classique de la lutte pour la domination de l’appareil bureaucratique décrite par Max WEBER312. Le vice-président au développement durable (Vert) parvient à imposer son autorité à la Direction des politiques territoriales. Les membres de ses services s’interrogent pourtant sur le sens à donner à leur action. La multiplication des dispositifs territoriaux contradictoires et leurs contrôles procéduriers conduisent à « resectorialiser » les contrats présentés comme transversaux. « Resectorialisation » qui impose de nouvelles modalités de coopération entre les dispositifs. Ce qui alourdit encore leur fonctionnement.

‘« R Vous avez dû entendre cela souvent. N’y aurait-il pas-il pas nécessité de créer une entité qui regrouperait le tout ? C’est la question numéro un. Jean-Claude BLET, mon collègue, chargé de mission qui a un passé, il a participé à la mise en place des contrats globaux de développement, a beaucoup de recul, nous dit souvent : la vocation première des contrats globaux de développement était de regrouper au sein d’un seul contrat toutes les thématiques. Principalement l’économie, l’agriculture. Selon lui, on revient en arrière puisque la direction de l’agriculture développe son PSADER. Donc dans le CDPRA, volet agricole, il y a un PSADER. Il faut établir des relations avec la direction de l’agriculture avec laquelle on n’est pas toujours en phase. Cela implique un montage juridique compliqué. L’articulation avec le CTEF c’est aussi compliqué. Il y a aussi l’articulation avec les contrats autour de l’eau. Je ne vais pas tous les lister. (.)
Réellement il y a un problème, je n’ai pas les réponses. Je vous dis, je pense que c’est partagé par la majorité de mes collègues. Quel est l’objectif, s’agit-il seulement d’articulation ? Honnêtement, s’il s’agit seulement d’articulation, cela interroge la mission du chargé de mission au Contrat de Développement en Rhône-Alpes. Je vous le dis clairement. Prenons l’exemple de la direction de l’agriculture et du développement rural, quand je dis cela, je ne mets pas en cause des personnes, je parle d’un mode de fonctionnement. Si le PSADER met en place des objectifs qui sont suivis par nos collègues, c’est à partir de là que l’on définit le volet agricole du CDPRA qui est suivi par nos collègues de la direction de l’agriculture. Si c’est juste pour faire un travail d’écriture, de suivi budgétaire, cela n’a pas vraiment d’intérêt.
Q Donc la base du travail c’est de l’articulation. Quand on passe son temps à l’articulation, est ce que l’action publique a un impact sur la réalité qu’on voudrait transformer ? Il n’y a pas d’évaluation sur les résultats des Contrats Globaux de Développement et des CDPRA ? Peut-être parce que l’articulation ne s’évalue pas !
R Au moment de la définition des actions, on pourrait quand même définir quelques critères sans construire une usine à gaz. Mais ce n’est pas prévu. Il faut avancer dans ce sens. Il n’y a pas véritablement d’évaluation des Contrats Globaux de Développement et des Contrats de Développement Rhône-Alpes. »
Entretien n°42 du 6 août 2007’

Avec cette « resectorialisation » déguisée, avec des budgets obéissant encore à la logique de compétences d’attribution sans prendre suffisamment en compte la logique territoriale de développement économique ; ce qui est en jeu, c’est l’adaptation des services de la Région au processus de traduction313 des différents intérêts locaux, en un projet territorial commun. Pour l’élu régional chef de file des CTEF, les services de la Région obéissent à une logique bureaucratique ; ils fonctionnent « comme des tuyaux d’orgue » (sic).

‘« R On est quand même limité par les lignes classiques de la Région. Les actions que vous pouvez penser intéressantes pour les entreprises, pour le développement du territoire, à un moment donné dans ces lignes classiques on ne peut pas y entrer. Si je prends par exemple le maintien des derniers commerces en milieu rural, il existe en lignes classiques et zonées, c’est à dire dans le canton de Monsols et Beaujeu, si vous êtes dans un village dehors de la zone vous ne pouvez pas obtenir d’aide pour le dernier commerce. Donc comme l’action existe dans la ligne classique, vous ne pouvez pas prendre dans le contrat ».
Entretien n°11 du 23 mars 2004
« R A force de vouloir tout territorialiser, ça veut dire que nous, on gère tout. Par exemple, il faut faire les plans stratégiques pour l’agriculture et développement rural, mais nous on ne peut pas faire. On ne peut pas suivre. On n’a pas le temps. Ils ont des exigences de dingues. Ce qui est intéressant avec les contrats territoriaux, c’est que c’est exorbitant du droit commun, on peut aller plus loin que le droit commun. Aujourd’hui avec les PSADER, la direction de l’agriculture reprend la main. C’est territorialisé, mais c’est le service de l’agriculture attention. Finalement, c’est ni plus ni moins que d’application du droit commun sur les territoires. On n’a aucune liberté. Les territoires de ma nouvelle collègue, ils ont mis un an à faire un diagnostic PSADER. Les actions ont été refoulées au passage en commission permanente à la Région. De toute façon les chargés de mission à la Région, ils ne répondent pas aux mails, c’est affolant ».
Entretien n°34 du 1er juin 2007
« R C’est très difficile de faire fonctionner la transversalité. Je vous parle très librement. La crainte des directions c’est d’être dépossédées à travers les politiques territoriales de leurs propres compétences. Mais il faut bien de la cohérence et un pilotage central de tout cela. Un peu au-dessus quoi. »
Entretien n°46 du 18 septembre 2008’

L’organisation bureaucratique de la Région est confrontée à la souplesse des Pays et des EPCI qui fonctionnent sur le mode artisanal. Dans les petites structures de gestion que sont les Pays et les communautés de communes rurales, l’efficacité de l’action est subordonnée au travail de la coalition de projet. Son efficacité dépend de l’entregent de ses membres, de leur capacité à intégrer les réseaux d’acteurs participant aux multiples procédures administratives et contractuelles dans lesquelles se joue l’action publique territoriale.

Mais la bonne volonté de quelques uns ne suffit pas. Elle est un soubassement trop incertain pour assurer la réussite de politiques aussi ambitieuses que le développement territorial et l’emploi formation. La consolidation de la coalition de projet initiatrice dans une forme organisationnelle régulatrice reste à inventer. Autrement dit, une fois le projet formulé dans une charte, les programmes d’action définis, le contrat signé, il ne reste pas grand chose de la procédure qui n’a de sens que par la mobilisation qu’elle entraîne.

Les carences de l’ingénierie territoriale dans les territoires infra régionaux

Les agents de développement et les chargés de mission en poste dans les dispositifs territoriaux s’amusent des directions régionales lorsqu’elles parlent des services des EPCI et des Pays.

Sur un programme comme SECURISERA, deux chargés de mission sont chargés de son animation, de « recruter » les entreprises qui pourraient en bénéficier. Celui du CTEF à temps plein, celui du CDPRA fait comme il peut au milieu des multiples tâches qui lui incombent.

Le couplage de la question de l’emploi-formation au développement territorial suppose que les chargés de mission des CDPRA soient compétents en la matière. Or ces professionnels généralistes sont déjà bien occupés par la création de zones d’activités, la structuration de la filière bois, l’implantation de haltes garderies, la mise en réseau d’écoles de musiques, ou encore l’organisation d’évènements festifs à l’échelle du Pays314. Leur affecter une nouvelle charge de travail comme l’enrôlement des PME dans la Gestion Prévisionnelle des Ressources Humaines, c’est de la part des élus régionaux une forme de méconnaissance de la réalité du contenu des postes qu’ils veulent financer.

‘« R Je crois que le syndicat mixte du Pays n’a pas voulu porter le CTEF. D’abord sur une question de compétences, ils n’ont pas en leur sein les agents compétents. Et puis il y a ce que vous abordiez tout à l’heure, le champ de l’emploi quand on n’est pas dedans, ça semble particulièrement nébuleux. J’y suis depuis trois ou quatre ans, ça reste nébuleux même pour un praticien. »
Entretien n°35 du 7 juin 2007
« R Il nous faut véritablement des professionnels. Ça, en gros, on les a avec les structures porteuses et les chargés de missions qui ont été recrutés pour les CTEF. Par contre, pour les CDPRA, je vois dans le Beaujolais, on a d’énormes difficultés parce que, très souvent, les animateurs territoriaux n’ont pas de compétences économiques ou alors il n’y a pas d’animateurs économiques spécifiques dans les CDRA ou CDPRA. Et encore moins en termes de compétences d’emploi et de formation professionnelle. Les professionnels pour les CTEF, ils y sont. Par contre, l’homologue ou le correspondant, serait-il au moins développement économique, pour pouvoir faire une jonction précise, des gens qui savent ce que c’est que la ressource humaine, à cheval entre le développement économique et l’emploi-formation, qui va être un des axes que l’on a développés avec le dispositif SÉCURISERA. Si les agents de développement dans les CDPRA ne se baladent que dans le tourisme ou les fêtes, je ne sais pas quoi. Ou mieux encore les services à la personne pas ce qu’on est aujourd’hui dans l’humanitaire et le compassionnel. À mon avis la difficulté est surtout dans les CDPRA. Voilà ce que je dis à partir de ma boutique, même si c’est un sentiment général, mais je ne veux pas l’affirmer de manière catégorique. »
Entretien n°38 du 28 juin 2007’

Cette fuite en avant territoriale est révélatrice du saupoudrage si souvent dénoncé en matière de développement territorial. Elle surcharge les agents de développement. Elle est contreproductive parce qu’elle débouche sur une bureaucratisation de l’action publique territoriale.

Cette mécanique est constitutive d’une dérive procédurière qui s’auto-entretient. Elle ne peut fonctionner que par la force vitale d’un nombre réduit d’acteurs. Elle peut jouer un rôle non négligeable dans la recherche de convergence des méthodes. Parmi les différents chargés de mission et élus, un certain nombre d’entre eux s’entendent pour dégager des marges de manœuvre et créent un effet cliquet dans l’articulation des dispositifs au-delà des luttes politiques et institutionnelles.

‘« R Le problème c’est que le rouage est en train de se créer. En début d’année, j’étais fortement en position d’articuler les choses. J’ai parlé de mon positionnement qui était la recherche très claire d’articulation entre les deux dispositifs. (.)
Oui c’est très net. En plus, ce qui a facilité, c’est l’entrée en fonction de Jérôme DUBUIS en début d’année. Tous les deux au départ sur un nouveau territoire, donc il n’y avait pas forcément beaucoup d’habitudes à changer. Donc je dirais qu’avec le CDPRA, il y a une bonne articulation. Un exemple concret, en ce moment ils sont en phase d’avenant, on travaille à faire évoluer quelques fiches actions sur la promotion de certains métiers. Moi j’avais eu des contacts avec les branches professionnelles dans le cadre du CTEF, eux avaient aussi leurs contacts, comment on peut faire évoluer cette fiche de façon à l’ouvrir et en plus c’est plus facile à traiter de manière administrative. »
Entretien n°35 du 7 juin 2007’

Toutefois, la « bonne volonté » pour travailler localement en bonne intelligence à la convergence de dispositifs institutionnellement éclatés, aux logiques contradictoires, ne suffit pas à corriger les conséquences de la dilution des responsabilités politiques et techniques.

Notes
312.

WEBER M. Économie et société, op.cit., p 298. « Et toujours se pose la question de savoir qui domine l’appareil bureaucratique existant. Et toujours sa domination n’est possible que d’une manière limitée pour un non spécialiste, le conseiller privé spécialiste finit le plus souvent par l’emporter sur le ministre non spécialiste dans l’exécution de sa volonté ».

313.

CALLON M. « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc », L’Année sociologique, 1986, pp 169-208.

314.

Cette liste à la Prévert reprend quelques unes des actions développées dans les deux CDPRA étudiés.