Deuxième partie : L’ingénierie territoriale traversée par les conceptions organique et mécaniste du développement territorial

Selon Pierre Antoine LANDEL, le terme « ingénierie territoriale » apparaît officiellement lors d’un Comité Interministériel pour l’Aménagement et le développement des Territoires en septembre 2003. Elle y est définie comme « l’ensemble des savoir-faire professionnels dont ont besoin les collectivités publiques et les acteurs locaux pour conduire le développement territorial ou l’aménagement durable des territoires ». Elle recourt à « l’ensemble des concepts, outils et dispositifs mis à la disposition des acteurs du territoire pour accompagner la conception, la réalisation et l’évaluation de leurs projets de territoire » 315.

Pour le Réseau Conseil et Territoires, dans la perspective de la préparation des premières assises nationales de l’ingénierie territoriale le 4 juillet 2007, «si vous êtes décideur public ou prestataire privé, chercheur ou responsable d’un centre de ressources, agent de développement ou consultant, enseignant ou représentant de l’ingénierie publique, vous êtes partie prenante de l’ingénierie du développement des territoires » 316 .

Force est de constater que les contours du développement territorial étant difficiles à cerner, ceux de l’ingénierie territoriale chargée de sa conception et de sa mise en œuvre ne le sont pas moins ! Cependant, l’ingénierie territoriale telle qu’on peut l’observer est un ensemble social composite par les acteurs, les statuts et les compétences qu’elle mobilise. Elle participe à la création des cadres du développement territorial et des actions mises en œuvre. Ses différentes composantes peuvent se distinguer horizontalement les unes par rapport aux autres. Mais elles ne sont pas isolées verticalement du processus politique. Elles en font partie. L’ingénierie territoriale participe de l’éclectisme des technologies du gouvernement multi-niveaux du développement territorial mis en œuvre dans les contrats d’action publique.

Dans cette modalité d’institutionnalisation de l’action collective, la gestion des interdépendances produit des systèmes informels, pragmatiques orientés vers la gestion de problèmes et non vers la ratification de valeurs et d’objectifs317. Toutefois, dans le gouvernement des systèmes complexes tels que les CDPRA et les CTEF, le passage de l’ingéniosité territoriale à l’ingénierie territoriale318 se traduit la production de normes et de règles à partir de savoirs experts qui modifient les conditions de la régulation de l’action publique319 .

Autrement dit l’ingénierie territoriale oscille entre ces deux tendances. D’une part elle est traversée par les logiques d’expérimentation propres aux politiques procédurales. D’autre part elle opère par la standardisation des procédures, la diffusion des bonnes pratiques, le « benchmarking » ou recherche de références qui structurent ses interventions de l’échelon européen jusqu’aux territoires infra régionaux.

Mais la gestion des interdépendances devenant une finalité sans fin320, un fétichisme de la procédure s’impose lentement au détriment de l’action. Comme le note sans ambiguïté Jean Pierre BOUTINET, dans la dynamique de projet, « l’idéalisation des finalités s’est muée en idéalisation des procédures »321. La démarche de projet territorial se bureaucratise.

Dans ce qu’il qualifie de « bureaucratie des contrats », Gilles JEANNOT ajoute un élément supplémentaire constitutif de cette dérive. Il met en évidence le « retournement régressif du projet au guichet. La rhétorique d’habillage des projets pour les faire entrer dans les critères affichés par les financeurs » 322. Il renforce cette observation en pointant « la même réduction dans les formes d’ouverture à la population.»323.

Le développement territorial serait donc à un tournant : le passage d’une conception organique à une conception mécaniste du développement territorial324. Au-delà du glissement progressif de l’innovation à la routinisation, les différents changements observés signent les contradictions internes à l’ingénierie territoriale. Elle s’apparente à une bureaucratie professionnelle territoriale.

La bureaucratie professionnelle que l’on doit à Henry MINTZBERG325 s’éloigne quelque peu de l’idéal type wébérien. Chez WEBER, la domination légale rationnelle s’exerce par le moyen de la « direction administrative bureaucratique » qui se caractérise en dix points précis326.

Dans la bureaucratie wébérienne, les fonctionnaires sont :

‘« 1) personnellement libres, n'obéissent qu'aux devoirs objectifs de leur fonction,
2) dans une hiérarchie de la fonction solidement établie,
3) avec des compétences de la fonction solidement établies,
4) en vertu d'un contrat, donc (en principe) sur le fondement d'une sélection ouverte [frei] (.)La domination bureaucratique se réalise de la manière la plus pure là où le principe de nomination des fonctionnaires domine de la manière la plus pure.
La nomination par contrat, par conséquent la sélection ouverte, est essentielle à la bureaucratie moderne.
5) la qualification professionnelle : dans le cas le plus rationnel, ils sont nommés (non élus) selon une qualification professionnelle révélée par l'examen, attestée par le diplôme ; (.)Dans la bureaucratie, l'étendue de la qualification professionnelle est en constante progression. Le fonctionnaire de parti ou de syndicat lui-même a besoin de connaissances spécialisées (acquises empiriquement).
6) sont payés par des appointements fixes en espèces, la plupart donnant droit à retraite, le cas échéant (en particulier dans les entreprises privées) résiliables de la part des patrons, mais toujours résiliables de la part des fonctionnaires ; ces appointements sont avant tout gradués suivant le rang hiérarchique en même temps que suivant les responsabilités assumées, au demeurant suivant le principe de la « conformité au rang » [Standesgemäßheit] ;
7) traitent leur fonction comme unique ou principale profession ;
8) voient s'ouvrir à eux une carrière, un « avancement »selon l'ancienneté, ou selon les prestations de service, ou encore selon les deux, avancement dépendant du jugement de leurs supérieurs ;
9) travaillent totalement « séparés des moyens d'administration » et sans appropriation de leurs emplois ;
10) sont soumis à une discipline stricte et homogène de leur fonction et à un contrôle ».’

Dans la bureaucratie professionnelle, les agents de développement ne sont pas tous titulaires de la fonction publique, mais ils sont liés aux agents des fonctions publiques étatique et territoriale dont les règles d’action interagissent avec leur activité quotidienne. Elle est en quelque sorte une bureaucratie « défonctionnarisée ».

Toutefois, elle en reprend le principe d’extension des compétences et de contrôle hiérarchique, avec quelques nuances. Elle s’appuie sur son élément clé que sont ses professionnels relativement indépendants de leur hiérarchie, grâce à la standardisation des qualifications et des formations. Elle apparaît dans un environnement complexe et stable. La complexité commande un haut niveau de compétences à partir desquelles se créent les procédures standardisées nécessaires à leur stabilisation et à celle de l’organisation. Le professionnel crée un répertoire d’action fait de protocoles qu’il adapte selon les caractéristiques du problème rencontré.

Les professionnels disposant d’une autonomie considérable, la bureaucratie professionnelle est relativement impuissante face à des professionnels incompétents. Le changement ne vient pas des administrateurs, mais plutôt du recrutement, de la formation initiale et continue, de la socialisation desdits professionnels.

Même si la typification de MINTZBERG est critiquable, si la place de l’acteur et des interactions y est réduite, elle fournit un cadre de réflexion utile à l’analyse de l’ingénierie du développement territorial.

L’analogie à l’ingénierie du développement territorial est simple. Dans les dispositifs territoriaux, les agents de développement, et autres professionnels du développement, ne peuvent agir en tenant compte des spécificités territoriales qu’en appui sur une administration solide, en l’occurrence les EPCI, les Régions, les services déconcentrés de l’État et les Départements, quand ils veulent coopérer. S’ils disposent d’un savoir d’interface fondé sur la transversalité des méthodes et des contenus en recomposition incessante, celui-ci ne peut être appliqué sans l’intervention d’une multiplicité d’acteurs spécialisés.

Autrement dit, la bureaucratie territoriale recourt non seulement aux routines administratives et aux compétences sectorielles, mais elle en exige de nouvelles dans la conduite des projets de développement.

Cette bureaucratie professionnelle est territoriale parce qu’elle traite les problèmes territorialement construits. La définition des problèmes suppose une connaissance fine et pratique du territoire sur laquelle peut se fonder l’action de proximité nécessaire au tissage du lien social et économique. En ce sens, territoire et proximité sont un principe d’action et de légitimation. Dans cette perspective, la bureaucratie professionnelle territoriale n’est pas qu’une simple forme organisationnelle, elle porte un projet politique. Soit son répertoire instrumental démocratise l’action publique territoriale, soit il contribue, sous couvert de participation, à leurrer les membres de la société civile sur la portée de leurs interventions.

C’est à l’analyse de ce dilemme que cette deuxième partie est dédiée.

Notes
315.

LANDEL P.A. « Entre politique publique et action publique : l’ingénierie territoriale » dans Les politiques publiques à l’épreuve de l’action locale. Critiques de la territorialisation FAURE A., NEGRIER E. (dir.) L’Harmattan, 2007, p 121.

316.

Projet soutenu par la DIACT et porté par l’association des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études d’Aménagement et de Développement des Territoires Européens (l’IHEDATE), extrait tiré du site www.rct-territoires.com . Consulté le 14 septembre 2008.

317.

DURAN P., THOENIG J.C. « L’Etat et la gestion publique territoriale » article cité p 598.

« L’informel comme mode d’action revêt un statut nouveau qui n’est pas celui en cours dans la régulation croisée, c'est-à-dire du formel domestiqué. Il reste à inventer chaque fois et vaut pour lui-même. Il n’est pas de l’adaptation. L’innovation est son essence. En fait, il fournit à l’interdépendance une solution collectivement dégagée. Il ne se cache pas mais s’affiche comme institutionnalisation. Il dégage une manière de se coordonner qui est alternative à la vision orthodoxe de l’administration publique. Alors que les institutions s‘inscrivent dans la durée, cet informel manifeste se définit comme un mode de gestion en permanence malléable, ne médiatisant pas les relations par des règles strictes ».

318.

JANIN C., GRASSET E. « Ingénierie, intelligence et cultures territoriales : interrelations dans la construction des territoires, 15 p. XVLIème colloque des 6, 7, 8 juillet 2009 de l’Association de Science Régionale de Langue Française.

319.

LORRAIN D.; THOENIG J.C.; URFALINO P. “Does local politics matter ?”. article cité, p 117.

Pour Dominique LORRAIN, « ce que l’on observe en fait, c’est que l’on utilise de plus en plus un savoir faire normé –dans le domaine du social, de l’économie, du culturel, du sport- et que des actions qui se menaient un peu au hasard rentrent progressivement dans une mécanique avec des méthodes d’analyse, des types de réponses, etc. Bref, on codifie, on introduit de la norme »

320.

Dans un autre contexte, Pierre MANENT La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe Gallimard, 2006, p 58, aborde l’empilement d’instruments de gouvernance au détriment du gouvernement du peuple par lui-même. Il compare la situation européenne à un retour au despotisme éclairé.

321.

BOUTINET J.P. Anthropologie du projet, Puf, 2007, (1990), p 305.

322.

JANNEOT G. « Les métiers flous du développement rural », article cité p 7.

323.

Ibidem p 8.

324.

BURNS T, STALKER G. The management of innovation, Tavistock Londres, 1961 A propos du management de l’innovation, les deux auteurs distinguent deux types d’organisation. La première, organique, se caractérise par sa souplesse et son orientation vers l’expérimentation. La seconde obéit à une division du travail stricte et plus orientée par la standardisation et la gestion de la routine.

325.

MINTZBERG H. Dynamique et structure des organisations aux éditions d’organisation, Paris, 1993, 440 p ou pour une présentation concise dans Le Management. Voyage au centre des organisations, 1994, p 255-284.

326.

WEBER M. Économie et société. Les catégories de la sociologie, op.cit., p 295.