Chapitre III Innovation et administration dans la professionnalisation du développement territorial

Les politiques procédurales «type d’action publique qui opère par la mise en place territoriale d’instruments de connaissance, de délibération et de décision peu finalisées a priori »327 se caractérisent par la production et l’exploitation d’externalités cognitives. Par externalités cognitives, nous entendons le rôle que jouent les mœurs, l’identité locale, la culture, les rapports sociaux et la coopération institutionnelle dans le développement territorial qui font implicitement référence à « l’atmosphère industrielle » d’Alfred MARSHALL328. En somme, un ensemble de résidus difficilement quantifiables, qui échappent au mécanisme du marché et qui jouent un rôle important dans le développement territorial329.

‘« R On voit bien l’ambivalence des relations entre les entreprises et les élites politiques locales qui essaient de raccrocher les entreprises au territoire. On essaie de donner des raisons aux entreprises de rester là où elles sont. Il y a une histoire que l’on raconte toujours, vous savez du côté de Charlieu. Il y a une entreprise qui fabrique des saucissons. Il y a quelques années, ils voulaient s’installer au Creusot. La chose était pratiquement faite avec beaucoup d’avantages, et le président de la communauté de communes de Charlieu à l’époque, qui était un personnage assez extraordinaire, ne voulait absolument pas que l’entreprise s’en aille, il n’arrivait pas à convaincre. Il racontait qu’il a réussi à les convaincre en allant voir le fondateur de l’entreprise qui était encore en vie en lui disant : tu vas partir, mais tes morts, tu les laisses tout seuls au cimetière ! Il paraît que ça a été un argument clé pour que l’entreprise reste à Charlieu. Un élément symbolique, affectif. J’ai travaillé sur Charlieu, alors les géographes disaient, Charlieu, c’est un peu l’exemple d’un district : il y a une spécialisation locale dans la soierie, qui en réalité vient de Lyon. Ce qui fait aussi la spécificité d’un district ce sont les relations entre les entreprises, mais en réalité, il n’y a pas de relation entre les entreprises, ils se connaissent mais il n’y a pas coopération de production ou de commercialisation. Les entreprises sont dans des réseaux lyonnais ou internationaux mais elles ne travaillent pas ensemble au niveau local. Ce n’est pas un système de production localisé. Autrement dit, la localisation des entreprises à Charlieu n’a plus de sens véritable. Longtemps, l’argument a été de dire, on trouve une main-d’œuvre docile et compétente. Autour de ces les entreprises là, il y en avait 40 après-guerre, aujourd’hui, il en reste une dizaine, un grand nombre de petites entreprises gravitaient autour d’elles, réparties partout dans la campagne, mais ça a complètement fondu aujourd’hui. Donc ces entreprises pourraient être partout ailleurs. Elles restent pour le moment à Charlieu parce que ce sont des familles anciennes de Charlieu. Il y n’a plus attachement local qui soit économiquement significatif. Donc il faut trouver des modes de régulation qui ne soient plus seulement que des modes de régulation économique ».
Entretien n°23 du 29 mai 2006’

Leur valorisation dans le développement territorial est l’œuvre de l’ingénierie territoriale. Elle passe par l’élaboration de savoirs d’interface, par une logique de relais entre acteurs politiques, administratifs, experts, associations et entreprises au sein du territoire réduit à une procédure de coordination des activités économiques, sociales et culturelles qui stabilisent des règles d’accumulation et de partage du capital dans un espace donné. Des formes nouvelles de régulation construites notamment par effets du croisement d’une démarche scientifique et d’un projet politique apparaissent dans ces ordres locaux.

Compte tenu de la faiblesse des moyens d’expertise mis en œuvre par l’État dans les contrats de développement territorial, les collectivités locales et leur regroupement s’ouvrent aux cabinets conseils et aux universitaires. Ainsi un bon nombre de scientifiques entrent dans la danse du développement territorial. Ils participent à la création d’une « science procédurale » définie par Erhard FRIEDBERG par analogie avec la rationalité procédurale. Pour l’auteur, « le caractère scientifique des analyses et des résultats produits par l’approche organisationnelle ne dépend pas du caractère reproductible de ces résultats, ni de leur confirmation dans des tests statistiques sophistiqués. Il est fonction d’une procédure d’enquête qui doit garantir un recueil et un traitement des données aussi ouverts, systématiques et honnêtes que possible »330.

Dans un domaine d’activité aux frontières floues comme le développement territorial, piloté à de multiples niveaux, les savoirs et savoir-faire circulent d’un champ d’activité à l’autre. Les catégoriser, savoirs académiques ou savoirs pratiques n’est pas essentiel. Ce qui nous importe, c’est de restituer les enjeux de leur interaction et la manière par laquelle ils sont incorporés dans le développement territorial. Leur diffusion qui vise à rétablir de la cohérence suppose la mise en place de procédures, la création d’un savoir commun (savoir-être, savoir faire) qu’à l’instar de Jean Louis LEMOIGNE on pourrait nommer raison intelligente au détriment de la raison suffisante331. La raison suffisante qui vise en général à simplifier le problème, sans autres critère que sa réduction suffisante, est à la base de la modélisation analytique. La raison intelligente qui cherche à complexifier le problème est à la base de la modélisation systémique. Cette raison intelligente faciliterait l’émergence d’une méthode d’invention et de reproduction d’un bien commun, qu’isolément, aucune institution, aucun individu ne peut produire. Concrètement, l’immersion des scientifique dans un réseau d’acteurs politiques, associatifs, syndicaux, entrepreneurs participe de la création de savoirs régulateurs que les agents de développement vont pouvoir déployer pour assurer leur rôle de pivot dans les dispositifs multi-niveaux.

Notes
327.

LASCOUMES P. LE BOURHIS J.P. « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, 1998, n° 42, p 37-66.

328.

MARSHALL A. Industry and Trade, London Mc Millan, 1919 cité dans LESCURE M. La mobilisation du territoire. Les districts industriels en Europe occidentale du XVIIe au XXe siècle. Ouvrage tiré du Colloque des 5 et février 2004 organisé par le comité pour l’histoire économique et financière de la France sur www.comité-histoire.minefi.gouv.fr , p 1-7. Consulté le 10 octobre 2007.

329.

Il s’agit d’étudier le territoire comme « dispositif d’innovation ». Voir PECQUEUR B. « Le tournant territorial de l’économie globale », Espaces et société, 2006/2-3, 124-125, p 17-32.

330.

FRIEDBERG E. Le pouvoir et la règle. Dynamique de l’action organisée, op.cit., p 321

331.

LE MOIGNE J. L. « Sur la capacité de la raison à discerner : rationalité substantive et rationalité procédurale d’Aristote à H.A. Simon, par Descartes et Vico » dans Le modèle et l’enquête, op.cit. PASSERON J.C. L.A. GERARD-VARET (dir.), p 255.