Pour les analystes de l’action publique territoriale, la proximité est subséquente du retour du territoire comme modalité de légitimation de l’action publique359. Un exemple de communication institutionnelle en témoigne360 :
‘« Alors que l’économie se mondialise et que nos sociétés deviennent de plus en plus complexes, nous redécouvrons aujourd’hui les vertus de la proximité, de l’enracinement et de l’initiative locale. Autant de valeurs que la Région Rhône-Alpes a souhaité promouvoir dès 1994 en initiant les Contrats Globaux de Développement.La création des territoires de projet par les notables est justifiée par une rhétorique bien huilée de résistance au global, à la mondialisation. L’argument est construit sur des thèmes récurrents de la justification des actions publiques territoriales « mondialisation, complexité, innovation et localisme » qui constituent le noyau idéologique de cette construction politique. Il met en avant les vertus de l’action locale volontaire et concertée pour lutter contre les effets néfaste de l’épouvantail « globalisation ».
Ici, la proximité est synonyme de paternalisme protecteur qui cherche à couvrir à l’ensemble de la population. Mais surtout, l’élu a besoin d’un territoire identifié parce que sa légitimité politique passe par l’identification à un territoire qui relève de sa circonscription électorale. Au fond, cette communication institutionnelle fondée sur la proximité vise à renforcer le monopole de représentation d’un territoire que détiennent les élus361. Représentation qui doit être connue du plus grand nombre362.
Pourtant réduire la proximité à sa seule signification idéologique, de domination, serait, selon Philippe GENESTIER, prendre le risque de passer à côté de l’hypothèse selon laquelle « la proximité comme cadre et focale cognitifs procéderait peut être d’un paradigme articulant représentations et valeurs, options épistémologiques et orientations praxéologiques »363.
Même si la science politique en général porte sur la proximité un regard critique. En effet, Christian LEBART et Rémi LEFEVRE estiment que« les détracteurs de la proximité s’appuient sur une conception de la légitimité privilégiant la distance, jugée ontologiquement nécessaire, entre l’instance politique et le corps social sur lequel elle exerce son pouvoir »364. Cependant « l’idéologie de la proximité, idéologie cousine de l’idéologie du terrain imprègne fortement l’univers des sciences sociales. Professionnels de la recherche en science sociale et professionnels de la politique partagent cette même croyance dans la force de la présence sur le terrain ». Aussi, la force de l’empirisme et « les approches qualitatives ont-elles été fortement réévaluées dans la hiérarchie symbolique des méthodologies ». Dans cette perspective, le chercheur « veille à circonscrire le domaine de validité scientifique des énoncés qu’il produit, à le « localiser ».
Cependant, à l’instar de Philipe GENESTIER, considérer la proximité comme cadre cognitif et cadre d’action, c’est peut être se rapprocher d’une forme de référentiel global tel que le définit Pierre MULLER365. Appliquée au développement territorial, la proximité baliserait le champ de perception de la réalité pour les scientifiques, les politiques et les professionnels du développement. Elle structurerait l’action collective.
Autrement dit c’est la caractéristique essentielle de l’ingénierie territoriale en action que de constituer un cadre cognitif et d’action qui prend les traits d’un référentiel d’action publique. Celui-ci repose sur une rhétorique participative366 qui appelle les citoyens-usagers, les experts à résoudre les problèmes du quotidien en les prenant à bras le corps. Proximité et participation seraient une condition du dialogue pré-scientifique nécessaire à la scientifisation du politique.
Car dans ce cadre cognitif, il s’agit bien de poser la question de l’utilité pratique de la science. Comme l’écrivait Émile DURKHEIM, dans la polémique qui l’opposait à Gabriel TARDE sur la place du crime dans la société et sa manière de l’appréhender 367 : « Ce n’est pas croire en la science que de la réduire à n’être qu’un simple amusement intellectuel…, incapable de servir à la réglementation positive de la conduite. Si elle n’a pas d’utilité pratique, elle ne vaut pas la peine qu’elle coûte ». Ailleurs il résume cette idée d’un trait368 : « Il ne suffit pas de savoir ce que nous devons vouloir mais pourquoi nous le devons ».
Si dans les politiques procédurales, les scientifiques revendiquent leur volonté de participer à l’innovation et à la modernisation des formes de la régulation de l’action publique, non seulement, la distinction entre recherche fondamentale et recherche finalisée est accessoire mais de toute manière, ils participent à la construction de la norme sociale. S’agit-il là « d’une importante transgression »369 des règles du métier de scientifique ? La question reste ouverte. Mais on est porté à penser que la production scientifique qui enrichit les savoirs de l’ingénierie territoriale tente de sortir des querelles entre les tenants de « la science pure » et les partisans de la recherche action et de l’expertise. Ces derniers pourraient sans doute se reconnaître dans le postulat de construction sociale des sciences et des techniques370. Dans cette conception, si la science et les techniques sont socialement construites, le social est lui aussi techniquement construit. Les scientifiques, par la production d’instruments de savoirs très variés, s’invitent ainsi à la construction du social. Si le clivage sciences/politique n’est qu’une variante du même clivage sciences/société, l’enrichissement scientifique de l’ingénierie territoriale pourrait constituer en soi une nouvelle étape dans le processus de « scientifisation » de la politique.
Cette façon de s’inscrire dans la société est une sortie par le haut de l’ambiguïté académique à l’endroit de la recherche action. A propos de son application au développement territorial, Michel de BERNARDY écrivait : « Cette démarche heuristique, autant à l’adresse du chercheur que des acteurs, se veut une pédagogie de l’action dans un cadre d’intelligibilité la plus active possible des effets de cette action. La recherche-action apparaît alors comme une méthode permettant de lier les connaissances ou les réflexions accumulées auparavant (par d’autres expériences ou issues des avancées de la pensée) à la dynamique précise de l’action. Il est vrai qu’à être investi dans l’action, le chercheur ne peut pas toujours dire dans l’instantanéité de ses résultats sans risquer de déclencher des conflits larvés à des moments peu propices pour cela. Mais c’est là une question de prudence et de diplomatie de l’action et non un signe d’incompatibilité de la simultanéité action/connaissance. C’est ce que la pratique relève intuitivement sous la forme d’une sensation de contraction des temps, celui des hypothèses et celui de l’expérimentation qui s’enchevêtrent »371.
Dans cette perspective, l’enrichissement scientifique du développement territorial et de son ingénierie dans les CDPRA marque une évolution institutionnelle vers la régulation pragmatique en ce qu’il est une invitation à une interrogation collective où, peut être, les faits et leur définition compteraient-ils autant que les valeurs dans la prise de décision politique.
Cahiers lillois d’économie et de sociologie Les nouvelles politiques locales L’Harmattan, 2001, 272 p.
Extrait de la couverture du dépliant d’information CONTRAT GLOBAL DE DEVELOPPEMENT DU BEAUJOLAIS VAL DE SAONE de Février 2000.
LE BART C. « Les politiques d’image. Entre marketing territorial et identité locale » dans Les nouvelles politiques locales, op.cit. , pp 415-427.
Les CDPRA et CTEF étudiés sont visibles sur le réseau internet aux adresses suivantes : www.paysduroannais.com , www.ctefduroannais.fr et www.paysbeaujolais.com .
GENESTIER P. « La thématique de la proximité. Composante d’une épistème, expression d’une idéologie ou bien symptôme d’une certaine vision du monde ? », dans LE BART C., LEFEBVRE R. (dir) La proximité en politique. Usages, rhétorique, pratique, 2005, Presse Universitaire de Rennes, p 291.
LEBART C., LEFEVRE R. op.cit., p 25.
MULLER P. « Référentiel » Dictionnaire des politiques publiques BOUSSAGUET L., KACQUOT S., RAVINET P., 2ème édition, 2006, p 372-378.
Comme il est écrit dans le compte rendu de la Matinée d’échanges du 19 juin 2003 sur les démarches participatives document sur www.aradel.fr , cité p 5. « Afin d’instaurer un dialogue constructif il peut s’avérer utile de réaliser des formations afin de partager une vision commune de la problématique et un même langage. Cette médiation doit faciliter le portage politique de la participation qui seul permet de concrétiser la production collective ».
.DURKHEIM E. « Crime et santé sociale », la Revue philosophique, 1895, p 518-523.
DURKHEIM E. Les règles de la méthode sociologique, PUF (1937), 11ème édition de 2002, p 49, 55, 56.
MEMMI D. « Savants et maîtres à penser, la fabrication d’une morale de la de la procréation artificielle », Actes de recherches en science sociales, n° 76- 77, p 98.
ALKRICH M., CALLON M., LATOUR B. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Mines, Paris Presse, 2006, 303 p.
DE BERNARDY M. « Parcours individuel d’un funambule étayé par une approche pragmatique d’une équipe de recherche aujourd’hui disparue, le centre d’Etudes et pratiques sociales (CEPS) dans .DE BERNARDY., M. DEBARBIEUX B. (dir), Le territoire en sciences sociales. Approches disciplinaires et pratiques de laboratoires. Publication de la MSH-Alpes, 2003, p 145.