L’analyse des jeux d’acteurs comme savoir d’action publique : connaître le processus du développement territorial

Dans les dossiers méthodologiques en accès libre sur son site web, l’association Entreprise, Territoires et Développement378, relais de la DIACT, fait de l’organisation de la connaissance sur le territoire une ressource essentielle au développement territorial. En effet, « organiser la connaissance constitue la base indispensable à l’expression des enjeux d’un territoire pour élaborer un projet ancré territorialement ».(.) L’enjeu de l’organisation de la connaissance est de fédérer et de coordonner dans les différents champs sectoriels les éléments de connaissance au profit d’un véritable projet de développement. Elle doit conduire à l’information et à la mobilisation de plus d’acteurs du territoire possible, pour une appropriation collective des évolutions et des enjeux majeurs du territoire.

Au-delà du savoir de mobilisation, ce support distingue deux types de connaissances qui sont une référence implicite au développement d’une expertise en sciences sociales.

D’une part ce que les experts d’Entreprise, Territoires et Développement désignent en tant que « connaissance intuitive ». Il s’agit de « la vision qu’ont les acteurs du territoire à travers leurs champs d’intervention des différents sous ensembles spatiaux, de leurs fonctions et usages ». Elle est « essentielle à la compréhension du territoire et de son fonctionnement. Elle apporte des éléments de connaissance. Elle doit permettre d’analyser les mécanismes relationnels sur le territoire (jeu d’acteurs). Cette connaissance intuitive doit être formalisée pour être exploitée. »

Sur ce point, on constate l’appropriation étendue aux généralistes du développement territorial d’un savoir savant, en l’occurrence la sociologie des organisations comme l’avait déjà relevé Jean Claude THOENIG379 à propos des formations dispensées par le CNFPT aux secrétaires généraux des villes moyennes. L’analyse stratégique, la définition des systèmes d’action concrets sont une des composantes du portefeuille de compétences nécessaires aux métiers du développement territorial. Elle est même un critère de bonne gestion. Les blocages dans la mise en œuvre des dispositifs sont souvent liés à un défaut d’analyse de ce jeu d’acteurs. D’ailleurs le CRDR, fort de son expérience en fait un des points centraux de ses interventions de « dépannage ».

‘« R Ce que je constate chez les agents de développement comme un de leurs problèmes, c’est qu’ils ne connaissent pas les acteurs du développement. Ou du sujet qu’ils travaillent. On s’aperçoit que dans la plupart des cas, le blocage du projet est lié à ce manque de connaissance des acteurs. Soit les agents de développement ont mobilisé les mauvais acteurs, soit ils n’ont pas actualisé leur mobilisation d’acteurs. Soit ils passent à côté des compétences nécessaires ».
Entretien n°44 du 24 juin 2008’

Il s’agit cependant d’une approche praxéologique du savoir qui rapproche les cadres d’analyse et les cadres de l’action par le recours aux notions communes aux champs scientifique et politique. Par exemple, les termes tels que projet, gouvernance, influence, pouvoir, enjeux sont « naturalisés » dans l’analyse de l’action publique et dans l’action publique elle-même.

D’autre part il s’agit de l’analyse de sources écrites officielles quantitatives et qualitatives. Il est précisé que « la littérature grise, (.) l’information objective, généralement quantitative doit être doublée d’une observation plus dynamique (qualitative) qui prenne en compte le point de vue des acteurs, des experts, des usagers, et permette ainsi de mieux comprendre les phénomènes s sociaux, économiques, les modes de vie, les usages…ainsi que leur évolution. Cette information suppose des méthodes d’animation de débat, des outils d’observation, des moyens d’intervention ».

On pourrait avancer que la préconisation d’une approche circonstanciée de l’information objective est celle qu’adopte tout chercheur en science sociale qui s’intéresse aux mécanismes de la régulation des ordres locaux. Cependant, l’ouverture de la connaissance à de multiples acteurs du développement et à leur enrôlement est très nettement encouragée. Elle n’est pas une méthode scientifique, elle est une démarche de concertation. In fine politique. « L’organisation de la connaissance ne doit pas se limiter à une approche technique. Elle dépend d’une commande politique et ses résultats devront être pris en compte dans les futures orientations stratégiques et politiques. Elle est bien plus qu’une simple étape d’un processus méthodologique. Elle ne peut pas être dissociée d’une étape participative. La connaissance du territoire doit faire appel au concours des acteurs du développement, des habitants et des usagers et à leur expertise. Ceci suppose des méthodes d’animation nouvelles, du débat et bien sûr une large information ».

Enfin, derrière cette méthode qui pourrait s’apparenter à la « scientifisation » du politique, apparaît plus nettement la spécificité de cette connaissance, en l’occurrence un savoir d’action publique. En effet, comme cette note méthodologique le précise : « la connaissance n’a pas d’intérêt en tant que telle ». Elle n’a pas pour finalité de nourrir la controverse scientifique.Elle doit apporter une solution pratique à un besoins constaté ou construit. « Elle est organisée pour répondre à un besoin. C’est la commande politique qui crée le besoin, c’est l’orientation politique qui détermine le champ de l’information à mobiliser, qui légitime la démarche et garantit sa pérennité, notamment financière ». Autrement dit, la légitimité de la connaissance et de sa démarche d’organisation est politique. Mais une légitimité politique qui se construit non plus sur la seule propagande, la lutte pour la monopolisation des représentations, mais sur la construction collective revendiquée des représentations et de l’action. La domination ne disparaît pas. Ses modalités d’imposition changent par la diffusion production de savoir d’action et l’extension de l’application des bonnes pratiques qui concernent en premier chef la multitude d’agents de développement qui ont dû, lors de leur cursus universitaire, s’essayer à des méthodes scientifiques, notamment lors de la rédaction de leur mémoire de fin d’études. Recrutés au niveau master pour les plus jeunes, au niveau de la maîtrise pour les plus anciens les agents de développement ont été familiarisés avec les obligations de la réalisation d’un rapport de stage ou un mémoire d’étude au cours duquel ils ont été en situation de demande d’information, voire d’entretien. Expérience qui compte dans le travail d’analyse et de production de connaissance qui leur est demandé sur le territoire. Expérience qui se ressent aussi dans la manière de s’ouvrir aux entretiens qui ont été acceptés de bonne grâce. Il est à cet endroit important de signaler qu’aucun des agents de développements contactés n’a refusé un entretien enregistré malgré des contraintes politiques et emplois du temps surchargés. Si la formation initiale et continue joue un rôle important, les habitudes de travail, le partage de l’information, la gestion des interdépendances entre les dispositifs constituent une compétence relationnelle qui est la clé de ce métier multidimensionnel.

Cependant l’observation des générations successives de dispositifs territoriaux et du travail d’ingénierie territoriale laisse entrevoir un changement dans la conception et la conduite du développement territorial. L’application routinière de procédures toujours plus normalisées a des effets directs sur le contenu du travail des agents de développement.

Notes
378.

« Organiser la connaissance d’un territoire : des principes à l’action », www.projetdeterritoire.com . Consulté le 10 juin 2007.

379.

THOENIG J.C. « Savoir savant et gestion locale », Politix, 1994, Vol. 7, n° 28, p 64-75.