La professionnalisation du développement territorial est aujourd’hui à un tournant. Une césure apparaît entre, d’une part, les tenants de la logique procédurale voire procédurière qui veulent « administrer » le développement, et d’autre part, les défenseurs de l’accompagnement d’un processus qui suppose des savoirs analytiques et d’interface qui ne se réduisent pas à la gestion de programmes standardisés. En confondant territoire et procédure, les premiers ont créé les conditions d’une action publique territoriale routinière. Les seconds ont perçu le risque d’appauvrissement du métier qui se réduirait à la gestion de fonds et de programmes.
La procédure prend le pas sur le processus.
La confusion entre connaissance du processus de développement territorial et surinformation est un trait marquant de la dérive procédurière.
La multiplication des données statistiques, des diagnostics exigés dans chaque dispositif en est une illustration. Elle produit ses propres dysfonctionnements : elle conduit souvent à la redondance des informations exigées par les dispositifs procéduriers parce qu’elle repose sur l’idéologie techniciste simple selon laquelle plus l’information est diffusée, plus la communication entre individus et collectivité est assurée, meilleure est l’intercompréhension.
C’est pourquoi une réflexion sur la connaissance pour et sur le territoire passepar une réflexion critique sur les techniques, non pour critiquer leur rôle, mais pour relativiser leur place380.
La connaissance fine du territoire, des micro-relations qui peuvent être converties en opportunités de création d’activité ne provient pas nécessairement de la multiplication des diagnostics territoriaux, des informations à caractères sociaux démographiques et statistique comme les portraits de territoires en ligne de l’INSEE, ou encore des Systèmes d’Informations Géographiques. Aussi conviviales qu’elles soient, ces bases de données n’améliorent pas la connaissance des interactions fines qui parcourent les territoires.
Par exemple, la mise en place d’observatoires pour informer les acteurs du développement, ne résiste guère à l’analyse de leur apport à la compréhension du processus de développement territorial.
L’observatoire des territoires crée par décret du Premier Ministre en septembre 2004381 est une base données qui propose de multiples entrées que l’on peut consulter sur le site www.territoires.gouv.fr . Institutionnellement, il est présenté comme « un lieu de synthèse sur les analyses portant sur les dynamiques territoriales, un lieu d’échange d’expérience, et il anime un programme d’études et de recherches en vue d’améliorer les méthodes d’observations et d’analyse des territoires, ainsi que l’expertise française dans ce domaine sur la scène européenne et internationale ». Concrètement, il s’agit d’un portail Internet qui permet d’accéder à d’autres sites d’information comme l’INSEE, La Documentation française, d’obtenir des cartes interactives et de nombreux indicateurs qui datent souvent de quelques années et ne mesurent qu’imparfaitement les logiques territoriales.
Sur ce point la Région Rhône-Alpes n’est pas en reste. Son nouveau service d’ingénierie territoriale, Planification spatiale et Grands projets au sein de la Direction des Politiques Territoriales met en ligne des informations de même nature sur le site http://territoires.rhonealpes.fr .
Au niveau infra régional, les CTEF envisagent également de s’équiper de ces outils.
Ces bases de données fournissent d’abord des informations de nature administratives sur les territoires. Elles précisent quelles procédures les recouvrent, quelles institutions les portent, qui en sont les animateurs. Elles permettent de connaître les dernières prises de position d’un Ministre, du Président de Région, d’un vice-président. Ce sont des informations utiles, elles accélèrent l’accès à l’information administrative. Elles sont une des composantes de l’ingénierie territoriale. Mais elles n’améliorent pas la connaissance des interactions fines qui parcourent les territoires.
Le savoir utile aux actions de développement relève plus de la veille, de l’observation continue pour définir précisément quelles sont les entreprises qui se développent ou périclitent, pourquoi et comment ? S’il s’agit d’une logique sectorielle ? Surtout quand structurellement ce sont les TPE et PME qui sont les plus nombreuses dans les bassins d’emploi et qui n’ont pas forcément une représentation claire du secteur d’activité ou de la filière dans lequel elles interviennent.
‘« R Il y a une inflation d’informations à caractère social, démographique, statistique, etc., mais quand vous voulez chercher les véritables dynamiques économiques, vous êtes secs.»Un cas concret peut éclairer ce point précis. Il concerne la filière bois dans le Haut Beaujolais et en particulier les petites scieries de la vallée d’Azergues, qui sont des TPE. Elle comprend des producteurs de bois qui sont d’abord des propriétaires forestiers, très nombreux, des exploitants qui sont des artisans, des bûcherons qui abattent, les scieurs qui commencent à devenir des industriels et puis des acheteurs qui sont la papeterie, les fabricants de meubles et parquets, etc. Ce sont autant de statuts, de métiers différents qui ont chacun leur logique d’action aveugle sur le reste de la filière. Le trait marquant de cette filière tient au fait que c’est le patrimoine forestier qui définit le cycle d’activité et de vente des produits transformés. Pour le Pôle Rhônalpin d’Orientation chargé de cette étude, il s’agit d’un archaïsme économique en comparaison aux autres activités économiques où le cycle de vente est fonction du client et non pas du fournisseur.
Dans le cadre du CTEF, le rapprochement des acteurs de la filière bois du Beaujolais débouche sur une reconfiguration des scieries. Jusqu’à l’établissement du diagnostic partagé du CTEF, les scieries de la vallée d’Azergues ne recrutaient que des jeunes en difficulté, en insertion, souvent placés pour des raisons sociales dans des centres d’accueil. Le diagnostic partagé a révélé leurs propres fragilités aux scieries. Pour l’entretien des machines, le recrutement de personnel non qualifié les plaçait en situation de dépendance forte aux services des équipementiers qui ne répondaient pas immédiatement à leur demande parce qu’ils avaient intérêt économiquement à retarder leur venue pour augmenter le coût du dépannage. En conséquence, certaines petites scieries étaient privées d’activité.
C’est ce genre de micro analyse qui apporte de la valeur ajoutée au développement territorial et qui permet de remédier concrètement à des dysfonctionnements constatés dans un domaine d’activité.
La construction de telles données, leur mise à jour représente un travail si difficile et coûteux que les collectivités locales peinent à le mettre en place.
‘« R Tout à fait. Là, vous soulevez un problème de fond qui est : on n’a pas encore compris la nécessité d’avoir une connaissance fine des choses. C’est encore vécu comme une dépense somptuaire. Non seulement par les petits élus entre guillemets qui disent souvent : les études j’en ai plein mon placard. Effectivement, on leur met dans les pattes des études qui n’apportent rien. Ils savent intuitivement des choses qui sont, par dessus le marché, très pertinentes et qui ne sont pas valorisées. Et d’autre part, on n’a pas le recul nécessaire. Il y a un manque que je ressens sur Rhône-Alpes en général, mais que l’on peut transposer à mon avis à beaucoup de Régions. Ce non investissement dans une connaissance pertinente économique des territoires ».Par ailleurs, la connaissance fine des micro-relations est issue d’une présence forte au cœur du système d’interactions locales. Le travail qualitatif est ici de première importance. L’agent de développement doit connaître les individus qui comptent sur le territoire, son histoire.
‘« R On a la dernière entreprise française qui fabrique du velours pour la haute couture. Avec le chef d’entreprise on se connaît depuis longtemps, j’avais fait avec lui mon premier comité de pilotage. On travaille là-dessus depuis 2001. L’idée c’est : dans son usine, il y a un petit bâtiment qui appartient à la commune. On voudrait y mettre un espace d’animation avec deux ateliers en pépinière d’entreprises ou en résidence pour que les créateurs puissent y venir réaliser leur activité. Show-room, création d’un comité d’entreprises qui interviennent là dessus. C’est un métier vraiment intéressant. Par exemple, hier matin j’étais avec la nouvelle aide-soignante du centre de soins polyvalent, hier après-midi, j’étais avec l’ancien directeur américain de Givenchy. Ces enjambées, c’est génial. C’est une des principales richesses du métier, c’est la rencontre ».Or l’appareillage technique qui se met en place, s’il est nécessaire à la capitalisation des informations sur le territoire apparaît plutôt comme une modalité de « routinisation » du développement qu’un outil de capitalisation de l’expérience et de mobilisation des acteurs locaux autour d’un projet de développement.
L’utilité de cette technologie de l’information n’est pas en cause, mais elle ne fait pas le développement. Il s’agit de souligner que l’expérience accumulée par des agents de développement est un bien immatériel inséparable des individus qui la portent. Nulle base de données ne peut s’y substituer. Le ratio ne suffit pas. L’engagement, ce qu’Henry MINTZBERG appelle la « force vitale » est revendiquée comme nécessaire au développement territorial382.
‘« R. Nous, la capitalisation, c’est permettre à des agents de développement de travailler à partir de leur propre expérience. À la limite, s’ils ne le font pas chemin faisant, s’ils le font sur les actions des autres agents, c’est de les pousser à s’interroger sur ce qu’ils ont fait et quelles compétences ils ont mises en œuvre. L’idée étant qu’ils prennent conscience des savoir-faire qu’ils maîtrisent. Deuxièmement, qu’ils soient capables de réfléchir sur ce savoir-faire. Je le mobilise sur cette action, est-ce que je ne pourrais pas le mobiliser sur une autre action ? Comment je peux le transférer à un autre agent de développement ? Et ce savoir-faire, comment le retravailler pour le mobiliser ailleurs ? Donc, on n’est pas dans la mémoire collective, ni dans l’observation. Si on fait de l’appui à la capitalisation de cette façon-là, c’est qu’on a constaté d’après les tests que l’on a faits, ce qui professionnalisait le plus. C’est grâce à cela qu’il y a plus de prises de conscience et d’avancées. C’est plus efficace que les formations, même si les formations sont utiles. On a aussi réfléchi beaucoup à la question de la mémoire collective et de l’observatoire. Moi je n’ai jamais été favorable à cela. Quand on a commencé le centre de ressources, on a eu beaucoup de sollicitations sur les bases de données, sur les projets. On a toujours refusé d’en faire pour plusieurs raisons. D’une part, parce que cette mémoire collective est rarement utilisée, rarement mobilisée. Tout le monde veut de la mémoire collective, mais personne ne la mobilise. Personne ne mobilise les bases de données. D’autre part, dès qu’on l’a créée, elle est obsolète. De plus, vu la taille de Rhône-Alpes, ce n’est pas 2, 3, 100, 200, mais 1000, 2000, 3000 opérations qu’on rentre dedans. Sur quels critères ? Est-ce que c’est sur des questions de date, sur la question de la qualité, comment évaluer cette qualité, quand on entre là-dedans. Les histoires de bonnes pratiques, je ne veux pas en entendre parler. En plus, c’est un travail phénoménal pour un centre de ressources de mettre tout cela au point. La collecte d’informations, cela implique la mise à jour, la diffusion. C’est donc hors de question. Autant faire un forum d’échanges sur lequel les personnes posent une question. Si quelqu’un peut répondre, tant mieux, sinon, tant pis.Le risque de déqualification
En conséquence de cette lente évolution, le CRDR et le site de proximité défendent une conception organique du développement territorial qui cherche à faire émerger des potentialités d’activité. Les agents de développement mobilisent des savoirs analytiques au service de la découverte de micro-relations au cœur des dynamiques économiques et sociales créatrices d’activité.
‘« R Le problème, ce n’est pas le mot territoire, c’est l’utilisation qui en est faite. Déjà on est passé du développement local au développement territorial sans trop savoir pourquoi. Peut-être que certains scientifiques l’ont conceptualisé. Mais, nous, sur le terrain, on n’a pas compris pourquoi. Ensuite, on confond le territoire avec les procédures. À chaque fois qu’on parle de développement territorial, on en arrive aux crispations des procédures. C’est à dire qu’il ne s’agit pas d’une dynamique d’action, une logique d’acteurs, d’ouverture, c’est au contraire une logique de procédure qui va fermer, qui va cadenasser. En dehors de la procédure, on ne peut rien faire. En dehors du territoire, on ne peut rien faire. On pense que l’on va mettre des petites barrières aux territoires, et que l’on va se développer. Moi, je pense au contraire, que le développement c’est le contraire de l’enfermement. Et que la vie des procédures, ce n’est pas la vie de l’activité, et pas la vie des hommes. Alors je sais bien que les géographes n’arrêtent pas de nous expliquer que les territoires ce n’est pas fermé, c’est en relation avec d’autres. Alors que dans la réalité le développement territorial, c’est fermé.Avec la confusion entre développement territorial et procédure, les agents de développement courent le risque de la déqualification. Ils perdent la singularité de leur métier : la recherche d’opportunités d’activité économique, culturelle sur la base de la mobilisation des acteurs du territoire.
‘« R Il ne faut pas se raconter d’histoires. Les grandes priorités sur les territoires sont identiques. Développer le tourisme, certes. Mais Roanne n’a pas le Louvre. Donc il faut trouver d’autres ingrédients pour développer le tourisme. Là dedans il faut trouver des logiques astucieuses. Sur le Roannais, ils ont fait un magnifique travail avec les écoles de musique. C’est original. Ce qu’il faut, c’est creuser le processus, les dynamiques internes à expliciter, à mettre en valeur. Je suis inquiet d’une normalisation des contrats de développement. J’ai animé des contrats économiques de bassins, quand je vois la lourdeur administrative des contrats de développement de Rhône-Alpes, je me dis que je ne voudrais plus faire ce métier aujourd’hui. On fait un métier d’hyper fonctionnaire. Je me dis : il y a un appauvrissement du métier qui est dramatique. »A trop administrer le développement par application de diagnostics routiniers, de procédures normalisées, les agents de développement tendent à réduire leur intervention à l’instruction des projets pour lesquels la difficulté est de trouver la ligne budgétaire correspondante.
‘« R Oui, on arrive à maintenir du lien d’une procédure à l’autre. En Rhône-Alpes, c’est un peu particulier, parce qu’il y avait les contrats de développement. Donc quand les Pays débutent, il y a déjà une expérience existante. Les Pays sont arrivés, ça n’a pas trop perturbé les modes de fonctionnement. A ARADEL, … Enfin un ancien président disait que toutes ces procédures ne sont qu’une boîte à outils financière. Il ne faut pas non plus que le développeur se noie, en disant c’est complexe à suivre, ça se superpose. Mais cela reste une des boites à outils que l’on va chercher en fonction du territoire. Par contre, ce qui est plus difficile, c’est de donner à un périmètre une stratégie de territoire. Cela ne s’est pas fait toujours très facilement. Et puis, au début, si vous voulez, les élus ont vu la manne financière. Les sous comptent plus que la stratégie. Mais maintenant, je pense que la nouvelle génération des contrats en Rhône-Alpes est mieux structurée, ils sont mieux établis, mieux organisés, plus professionnels. Il fallait bien démarrer. C’est l’apprentissage. »La comitologie locale
La multiplication des dispositifs commande leur articulation, la rédaction d’avenants aux contrats, l’instruction de dossiers toujours plus nombreux. Les réunions se multiplient. La comitologie locale s’institutionnalise. Le temps passé à l’administration, à la gestion de fonds est du temps perdu pour les agents de développement « agitateurs de terrain ».
‘« R Quand je suis arrivée, je me suis dit, avec la crise du textile, à Tarare, il y a du travail à faire. Toute naïve, je réunis des gens, on fait des trucs, des propositions. Quand on arrive à la Région, on nous dit : il y a un contrat territorial textile, ça vous ne pouvez pas y toucher. Oui, mais dans le contrat territorial textile, vous ne faites pas tout à fait ça, c’est plus général. Non, on ne va pas subventionner deux fois, vous n’y touchez pas, c’est contrat sectoriel. Pour l’agriculture c’est pareil. Il y a le contrat régional, je ne sais plus quoi pour les filières. Pour l’économie, c’est pareil. On a le droit de financer un poste d’animateur plate-forme. C’est écrit, on sait ce qu’on peut financer, ce qu’on ne peut pas financer. En réalité on est très cadré par la Région. On a tous un plan d’action qui définit ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire. Du coup ça défait la stratégie. La stratégie c’est un ensemble. »Pour autant, cette évolution du développement territorial, si elle est décriée par les tenants du développement territorial organique est considérée comme un bienfait par les partisans de sa conception mécaniste. La gestion de procédures imbriquées, complexes est une source de pouvoir pour les agents de développement dans ce type d’action publique.
WOLTON D « La communication, un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle », L'Année sociologique, 2001/2 - Vol.51 p 309-326.
Le décret du premier Ministre n° 2004-967 du 7septembre 2004 portant création de l’observatoire des territoires.
MINTZBERG H. Article cite, p 81. “An organization without human commitment is like a person without soul: Skelleton, flesh, and blood may be able to consume and to excrete, but there is no life force. Government desperately needs life force ».