La gestion des procédures est une source de pouvoir pour les « administrateurs du développement »

D’après les chiffres du CRDR383 sur le millier d’agents de développement répartis dans les huit Départements de Rhône-Alpes, plus de 40 % travaillent pour le compte d’associations. 40 % d’entre eux sont embauchés par les EPCI. 20 % sont répartis dans des organismes publics comme les organismes consulaires, quelques communes et les lycées agricoles qui parfois emploient des agents de développement.

Autrement dit, la montée en puissance de l’intercommunalité a eu un impact sur cette profession qui est lentement passée d’un univers militant à la gestion standardisée de compétences regroupées au niveau des EPCI.

‘« R Les agents de développement économique dans les communautés de communes, les animateurs généraux, plus ça va, plus ce sont des profils qui se rapprochent des profils de secrétaires de mairie. Ça gère les zones d’activité, Ça gère les ordures ménagères, le tri sélectif. Ça se bureaucratise, du moins c’est ressenti comme cela. J’ai des collègues qui s’en plaignent. Alors que là, on a encore la chance d’avoir un boulot de terrain. Vous savez le portage de repas, c’est bien. C’est utile. Le pôle d’excellence c’est autre chose ».
Entretien n° 37 du 27 juin 2007
« R Ça tient également à la population des développeurs. Les développeurs, j’en ai connus, c’était des militants politiques. Il y avait des recrutements faits d’abord sur des critères politiques, sur la compétence ensuite. Parfois la compétence n’était pas au rendez-vous. Qu’apporte la couleur du chat pourvu qu’il attrape les souris comme disait Mao ».
Entretien n° 43 du 16 juin 2008’

Malgré ses travers, le militantisme présentait des avantages. Les agents de développement avaient au moins une lecture politique du développement territorial que lentement la dérive procédurière a effacée. Par lecture politique, nous entendons la capacité de définir les élus qui pèsent, connaître les chefs de service qui comptent dans le jeu décisionnel, s’appuyer sur des relais associatifs, syndicaux, économiques pour mobiliser la société civile.

L’opposition entre militantisme et professionnalisme a stérilisé ce savoir essentiel à la conduite du développement territorial comme mobilisation des initiatives locales. Aujourd’hui, la gestion routinière des procédures supplante le savoir relationnel. Nombre d’agents de développement des « temps héroïques » déplorent que leurs plus jeunes confrères délaissent la mobilisation des acteurs locaux, les initiatives locales pour se soumettre à l’élu et utilisent la procédure comme source de pouvoir. Les exigences d’instruction des projets, la gestion de leur imbrication et la comitologie locale sont les attributs de leur pouvoir.

‘« R Les agents de développement ne savent pas se positionner par rapport au pouvoir, par rapport aux élus. Ils sont aux ordres de. Et ils ont des stratégies détournées pour retrouver du pouvoir. Ils gagnent du pouvoir sur et grâce à la procédure. Avec la procédure, j’ai mon pouvoir. Donc ils entretiennent d’une certaine façon ce processus bureaucratique. Alors que s’ils avaient un peu plus de culture politique, s’ils comprenaient un peu plus les sources de pouvoir, les relations entre les sources de pouvoir, par exemple savoir les différents niveaux d’élus, ils ne maîtrisent pas les liens entre les élus, ils ne maîtrisent pas les questions de stratégie. Ils n’ont pas de lecture politique, pas de lecture des jeux de pouvoir. De qui je suis redevable, avec qui je travaille. Quand je travaille avec la Région, avec quels techniciens, quel niveau de techniciens. Avec l’État, est ce que c’est le Préfet, le Sous-préfet, quels services déconcentrés ? Les agents de développement, de manière générale, ne mesurent pas les subtilités entre les différents niveaux de pouvoir. Formellement, ils savent ce qu’est un Préfet, un technicien, mais la subtilité des jeux de pouvoir : qui j’utilise pour faire avancer les projets, comment je me positionne avec les uns et les autres. L’agent de développement c’est quoi, là dedans. Est ce que c’est de dire Amen à tout le monde ou est-ce que c’est de définir le sens de ce métier et de savoir se positionner dans le processus ?»
Entretien n°44 du 24 juin 2008’

Procédure et rôle politique des agents de développement

Par exemple, la communication institutionnelle est une question technique qui peut prendre des tournures profondément politiques. Notamment lorsqu’il s’agit de diffuser une information aux différentes strates et organes composant le Pays, plus particulièrement quand il s’agit de mobiliser la société civile. Certains agents de développement peuvent être assez « chatouilleux » lorsque le problème de la diffusion d’information est abordé. Il met en lumière les contradictions de leur travail de technicien avec le respect de la démocratie représentative et notamment comment indirectement il contribue au « dépouillement » de l’échelon communal tout en respectant la procédure. Les agents de développement sont des professionnels de la politique non élus.

‘« R2 Si vous avez des membres du Conseil de Développement, vous leur dites on va réfléchir sur un projet, bien parfois ils sont informés sur des réflexions en cours avant que les conseillers municipaux des autres communes aient intégré le problème.
R1 Les conseillers municipaux sont des citoyens comme les autres, ils peuvent venir, hein !
Q Pour moi c’est le problème de la démocratie participative : les membres du Conseil de développement qui représentent la société civile et qui n’ont aucune légitimité politique, sont informés sur les projets et des décisions politiques avant des conseillers municipaux qui eux ont une légitimité politique liée au suffrage universel.
R1 On peut également retourner le problème. Nous on a informé les communautés de communes. Certaines jouent le jeu, elles font descendre l’information avec un temps plus ou moins long par la gazette intercommunale, par les gazettes communales.
R2 Certains nous ont demandé d’intervenir, de venir sur place pour des réunions thématiques.
R1 Certaines communautés de communes qui sont suffisamment structurées et qui diffusent l’information aux conseillers municipaux de base, y a des conseillers municipaux de base qui en venant aux réunions ont cette information, alors pourquoi eux et pas d’autres ?
Q On inverse les rôles ! Il existe un ordre politique basé sur le mandat représentatif !
R2 C’est pas la méthode qui pose un problème, c’est la façon de l’appliquer. Si la méthode est bien appliquée dans le sens où le pays qui fait la une communication globale et que les communautés de communes font circuler l’information au niveau des communes.
Q Cette question elle renvoie à la constitution politique du pays qui est une délégation de second rang, c'est-à-dire qu’on a des élus municipaux, ….
R1 On n’a rien délégué. Vous dites qu’on a délégué on n’a rien délégué.
Q Attendez, je m’explique sur les termes utilisés, ils sont peut-être maladroits. On a des conseillers municipaux qui choisissent des délégués intercommunaux, et les délégués intercommunaux, ils font leurs salades entre eux à l’intérieur du pays.
R1 Non, y a qu’un délégué par communauté de communes c’est le président, donc les choses sont claires.
R2 Je prends l’exemple des élus référents, le cas de M Blanchet, référent au niveau du patrimoine. Lui il est référent non pas en tant que délégué d’une communauté de communes Beaujolais Pierres Dorées, mais simplement parce que sur la commune de Pommiers qui est très sensible sur le patrimoine bâti, il a mis en place une réflexion qui a fait qu’ils sont un peu leader sur cette problématique et c’est parce qu’il a fait référence sur cette thématique qu’il est devenu l’élu référent.
R1 Ici ce ne sont pas les mandats politiques, ce sont des personnes ressources.
R2 Il n’est pas là en tant que délégué intercommunautaire mais en tant que conseiller municipal ayant une expérience particulière sur une thématique.
R1 Bon, ce n’est pas pour éluder la question, on voit où vous voulez en venir, mais est-ce que c’est notre responsabilité à nous.
Q Bien entendu que non, je ne fais que demander votre avis.
R1 On a une part de responsabilité bien entendu de donner une information précise, juste, qu’elle soit politique ou technique, qui soit facile à transmettre et ça, c’est pas pour dire, mais le travail il a plutôt été bien vécu par un certain nombre de personnes, et même d’élus, de personnes extérieurs qui trouvaient que la charte tout ça, compte tenu de notre charge de boulot, c’était plutôt bien fait. Après, c’est vrai qu’on a besoin d’avoir une communication un peu plus promotionnelle et ça on va le mettre en place d’ici un mois, donc une communication institutionnelle qu’on va distribuer à 7000 exemplaires, tous les conseillers municipaux l’auront, tous les responsables d’associations l’auront, ce sera en distribution libre dans les mairies, en sous-préfectures, en chambre consulaire, etc... On ne le fait pas pour tous les foyers et on n’a pas les moyens, aujourd’hui ça n’a pas d’intérêt.
Q Que vous animateur vous le réduisiez à un pur problème d’information, tout à fait normal, c’est dans la logique des choses, en tant qu’agent de développement, ensuite il y a un problème politique qui se pose.
R1 C’est les poupées russes.
R2 Bien c’est le mille feuilles, c’est l’expression de tout le monde, c’est vrai qu’entre le base, le conseiller municipal, c’est le problème qui se pose avec l’intercommunalité et le transfert de compétences, vous entendez des conseillers municipaux qui disent maintenant on ne gère plus que le quotidien, tout ce qui est intéressant se gère au niveau de la communauté de communes. »
Entretien n° 10 du 22 mars 2004’

La difficulté qu’éprouvent les agents de développement à agir en conformité avec l’ordre politique basé sur le mandat représentatif est identique chez les présidents d’EPCI comme le confie l’un d’entre eux.

‘« R Alors c’est vrai que c’est un échange qui respire dans les EPCI, alors après comment les petites communes s’y retrouvent. Ensuite c’est en interne c’est chaque EPCI qui établit sa chaîne d’information. Bon, c’est vrai que c’est pas facile, …c’est pas facile. Moi j’essaie de,… j’essaie essentiellement que les infos qu’on détient au niveau communautaire redescendent dans les communes avec deux niveaux, le bureau c’est les maires et aux délégués communautaires. Donc tout compte rendu doit être diffusé le plus largement possible et le plus rapidement possible ; je demande que les comptes rendus soient rédigés dans les cinq jours. Au niveau de la méthode j’essaie que les informations passent à tous les niveaux. Alors je sais que l’information orale passe toujours de manière réduite dans les réunions, c’est pour ça que les comptes rendus écrits je les fais passer le plus possible. Alors vis à vis du Pays un des risques que l’on avait bien identifiés lors d’une journée réunion de réflexion. Avec la mise en place du CLD, et bien on risque d’avoir des gens qui seront au CLD qui seront du monde associatif qui soient mieux au courant des affaires du pays que les conseillers municipaux des communes parce que…, alors là y a un vrai déphasage. Alors là aussi il va falloir que le Pays se pose des questions. Il faut qu’il mette en place des règles de diffusion de son info interne ».
Entretien n°4 du 12 mars 2004’

Le président d’EPCI, qui ne doit sa légitimité de délégué intercommunautaire qu’aux élus municipaux, est conscient des risques d’une forme de substitution de la société civile aux « petits élus » en matière d’élaboration de projet de développement.

‘« R Alors, oui, oui et puisque les élus de premier niveau ne sont plus impliqués dans la vie réelle et les grandes décisions quoi. Y a déjà un premier niveau de délégation entre l’élu de base et la communauté de communes, et puis après, de la communauté de communes au Pays, au syndicat mixte. Donc là je crois qu’il faut qu’on se pose des questions de communication interne. »
Entretien n°4 du 12 mars 2004’

Le président du CLD du Roannais reconnaît la lourdeur et l’enjeu de la consultation imposée aux élus qui justifient leurs réticences à son égard :

‘« R Oui mais, au début, mon impression, quand est arrivé le Pays Roannais, certains élus voyaient avec intérêt l’arrivée du pays et du CLD. D’autres étaient gênés par l’arrivée du CLD. Pas tellement à cause d’un contre-pouvoir mais comme une contrainte sur leur prise de décision. Avant d’aller dans l’action il fallait encore demander un avis, je crois que c’est cela qui gênait. Une lourdeur, une obligation supplémentaire. Désormais, je crois, que le CLD prend sa place dans le pays il commence à être accepté. »
Entretien n°27 du 19 juin 2006’

Ce qui est à l’œuvre dans ces problèmes de diffusion de l’information, reconnus par les acteurs aux statuts différents, c’est d’une part, le risque de hiérarchisation des mandats entre élus municipaux et édiles intercommunaux ; d’autre part, la place qui est faite aux membres de la société civile qui interviennent dans les CLD.

En réalité, le développement territorial est en perpétuelle construction. Il oscille entre une conception organique et une conception mécaniste. Il est sujet à l’indétermination qui paradoxalement fait partie de ses dynamiques structurantes. Cette indétermination oblige l’ingénierie territoriale à se justifier et s’auto promouvoir auprès des élus locaux en quête de nouvelles formes de légitimités. Pour les agents de développement, elle constitue une opportunité qui leur permet de défendre leurs intérêts et d’entretenir des débouchés professionnels. Dans cette perspective les agents de développement présentent quelques traits de ce que Michel CROZIER nomme la personnalité bureaucratique384.

Notes
383.

Entre les résultats de l’enquête de 1999 et ceux de l’enquête de 2009, la proportion des employeurs n’a pas changé. On relève cependant que les associations sont en retrait. Les associations, en tête avec 43% des agents en 1999 sont aujourd’hui devancées par les structures intercommunales qui drainent près de 40% des postes.

384.

CROZIER M. Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d‘organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, 1963, Le seuil 413 p.