3 La personnalité bureaucratique des agents de développement

Parler de la personnalité bureaucratique de l’agent de développement, c’est prendre en compte la vanité de sa fonction qui consiste à nourrir la dérive procédurière du développement territorial au détriment de ses fins concrètes.

‘« R On a laissé croire qu’on allait embaucher des agents de développement qui allaient remplir une procédure. Les contrats de développement en Rhône-Alpes, les contrats emploi-formation ne produisent pas de développement, et Leader de moins en moins. On voit bien que la tendance, c’est là, on va vers plus de territorialisation. De procédures, de fermeture. On voit que cette génération de Leader qui émerge, c’est conçu comme une politique de développement territorial et non plus comme une politique d’initiative locale. On s’aperçoit aussi que ce qui est mis en avant par l’État et la Région sur les projets, ce sont les questions d’organisation et ce n’est pas une question de la nature du sujet travaillé ou de l’initiative locale que cela va faire permettre d’émerger. Et la question de l’ingénierie, des moyens du développement est traitée de manière très secondaire et plutôt comme un aspect de gestion de l’organisation. Quand on dit : qui va aller réfléchir, inciter à la réflexion, à l’émergence d’idées, à l’accompagnement et compagnie. C’est comme si ça se faisait tout seul. Ça, c’est un mouvement de fond. Il commence à y avoir des critiques. Quand on regarde le résultat de certaines politiques, ce n’est pas faramineux. »
Entretien n°44 du 24 juin 2008’

Dans cette optique, le rapport au savoir qu’entretiennent les agents de développement peut s’apparenter au ritualisme. Le ritualisme se caractérise par l’ignorance ou le rejet des buts généraux et concrets de l’activité considérée et la primauté donnée aux moyens incarnés dans les institutions385. Comme si l’ingénierie territoriale à l’instar de la bureaucratie dans son acception critique constituait une catégorie de l’action qui donne la priorité aux moyens sur les fins.

‘« R Ça me semble assez incompatible avec le temps passé dans ce travail, il y a une usure. C’est très frustrant, on n’a pas les résultats qu’on attend. C’est lent, on n’est pas forcément reconnu dans le travail que l’on fait.
Q On, c’est qui ?
R Les élus. L’utilisation qu’ils font de ce qu’on leur donne. Alors s’ils le prennent c’est en leur nom, et s’ils ne le prennent pas, c’est encore pire.
Q Pourquoi cela ? Vous faites un travail opérationnel prêt à être mis en œuvre. Votre travail est un travail de mise en relation ? C’est la nature de votre travail qui est plus basé sur des diagnostics. C’est lié à quoi ?
R Je m’interroge là-dessus au quotidien. La première et unique formation que j’ai faite à l’ARADEL portait sur notre métier : qu’est-ce que c’est agent de développement local ? Je me rappelle que ce qui ressortait, c’est que c’est un métier dans lequel on est en crise existentielle permanente. Sur le territoire je fais de la concertation, je mets en réseau, j’essaie de faire accoucher des idées. Mais, ensuite, par contre, je ne suis plus dans l’opérationnel. En tout cas, on ne me laisse pas m’étendre dans ce domaine-là. Pour resituer au sein du contrat de Pays, je m’occupe de l’économie et de l’aménagement du territoire, ma collègue du tourisme et de l’événementiel. L’économie, ici, c’est la chasse gardée des consulaires. Très clairement on ne veut pas que le Pays prenne des compétences économiques. Il y a donc deux aspects dans mon travail. Pour le contrat de développement, j’apporte des subventions sur les actions prévues au contrat. D’autre part, on est en procédure d’avenant, on essaie de faire de l’innovation, de trouver de nouvelles idées, ce qui va apporter une plus-value au territoire. Par exemple, permettre à tous les acteurs de travailler ensemble. Ça c’est la partie usante. L’autre partie, monter des dossiers de subventions, c’est relativement intéressant parce qu’il y a une diversité des rencontres. Pour monter un dossier, on est toujours dans la relation, l’interrelation, on rencontre beaucoup de personnes, c’est bien. Mais très nettement sur mon domaine d’intervention c’est la chasse gardée de la chambre de commerce et de l’industrie, je ne fais pas grand-chose
Q Votre quotidien, c’est d’inventer votre domaine d’action ? Je ne comprends pas. Si la C. C. I. ne lâche pas le morceau alors que vous êtes censée faire du développement économique ? Que faites-vous en réalité, au quotidien ?
R Mon occupation au quotidien, c’est ce que je me disais. À chaque fois je me dis : il faut que j’essaie de consigner ce que je fais au jour le jour. Alors j’ai été très prise par les réunions du contrat territorial emploi-formation de la maison de l’emploi, je suis là quand il s’agit de faire un contrat de viabilisation de terrain pour une (non compris). Toutes ces réunions, c’est ce que je disais sur le métier, on s’auto-alimente, on parle beaucoup de ce qu’on fait, on se déconnecte des acteurs décisionnels. Et là, on n’est pas légitime.
Quand je dis que c’est usant, on n’est pas efficace ».
Entretien n°34 du 1er juin 2007’

Cette profession s’interroge sur soi, écrit sur soi, questionne l’utilité de son rôle. Elle « ne fait qu’exprimer la nécessité où chacun est de témoigner de sa fonction devant les autres, et la bureaucratie ne fonctionne qu’en vertu d’une reconnaissance mutuelle et toujours renouvelée de ses membres les uns par les autres, selon un cérémonial déterminé »386. Elle se reflète dans son propre miroir pour justifier son action et son existence. La fétichisation de la procédure et du projet au détriment de l’action elle-même pose la question de l’identité professionnelle, voire de la tentation corporatiste.

Notes
385.

MERTON R. K. Social theory and social structure, Glencoe, The Free press, 1957, p 206, cité dans CROZIER M. Le phénomène bureaucratique. Op.cit. p 26.

386.

LEFORT C. « Qu’est ce que la bureaucratie ? » Éléments d’une critique de la bureaucratie. Gallimard, 1979, p 287.