Conclusion de la deuxième partie

L’ingénierie territoriale est soumise à un dilemme que nous avons défini de la manière suivante : socialiser les instruments de l’action publique ou instrumentaliser la société.

En étudiant son répertoire d’action, nous observons qu’il n’y a aucune discontinuité le long d’une chaîne, qui des opérations les plus innovantes et expérimentales, aboutit aux domaines où expérience acquise, routine se confondent en procédures d’application stricte. Ces deux extrémités sont gouvernées par des contraintes différentes, voire opposées, mais elles s’exercent dans un cadre d’action caractérisé par la dématérialisation de ses facteurs de production dans des processus cognitifs territorialisés pour traiter des problèmes dont la définition est un enjeu de pouvoir. C’est la raison pour laquelle définir l’ingénierie territoriale comme une bureaucratie professionnelle territoriale nous apparaît pertinent parce que cette assimilation traduit les contradictions internes au développement territorial et à la gestion publique territoriale dans son ensemble.

Dans la conception organique du développement territorial, on observe une ébauche de modèle pragmatique de balance des pouvoirs entre les décideurs politiques, les experts, les agents de développement et la société civile. Deux principes d’actions rapprochent ces acteurs dans une logique de relais : la transversalité des méthodes et des contenus de l’action et la proximité. La production de savoirs d’interface qui en résulte améliore la connaissance des micros relations territoriales et crée les externalités cognitives nécessaires au processus de développement territorial. Le territoire infra régional gagne ainsi en autonomie d’action parce qu’en socialisant les modalités de production de connaissances sur et pour le territoire, il peut conduire sa propre stratégie de développement.

Dans la conception mécaniste du développement territorial, c’est moins la connaissance du processus de développement territorial que la gestion de programmes standardisés et l’administration de procédures préétablies qui importe. Ici le territoire se confond avec la procédure, la surinformation territoriale avec la connaissance du territoire. Il en découle un appauvrissement de l’action publique à l’échelon infra régional parce que les facteurs de production cognitifs de l’action publiques ne sont pas socialisés. Ici, le territoire perd de sa capacité à tracer son propre chemin.

Dans les deux cas, au sein de la bureaucratie professionnelle territoriale, les agents de développement sont incontournables.

La gestion des interdépendances, la technicisation du développement territorial sont deux enjeux majeurs pour leur profession. La mise à jour de leurs compétences est une nécessité liée à la structuration des problèmes de développement qui est au centre de leur activité. Ils participent ainsi à la création de savoirs qui leur sont propres (animation de conseil de développement, diagnostic transversaux, prospective). Leur efficacité dépend de leur entregent, de leur capacité à intégrer les réseaux d’acteurs participant aux multiples procédures administratives et contractuelles dans lesquelles se joue l’action publique territoriale. Ce savoir faire professionnel, ils essaient de l’ériger en statut avec l’idée qu’en matière de développement territorial, le savoir et le projet compte autant que le budget.

Toutefois avec l’évolution mécaniste du développement territorial, le souci du caractère opérationnel de leur savoirs professionnels qui dépend largement des élus dominants, des services des collectivités territoriales voire des associations est parfois second. La production répétitive, voire rituelle de diagnostics sans suite pratique en est l’illustration. La multiplication et l’imbrication des dispositifs territoriaux est un débouché que les professionnels ont intérêt à entretenir. Elles constituent également une source de pouvoir dans la mesure où les agents de développement gèrent ces interdépendances.

Finalement au sein de cette ingénierie territoriale, les agents de développement sont autant des « intrapreneurs »421 que des administrateurs. Cependant, il semble que c’est le second versant du métier qui s’impose. Il annonce une recentralisation rampante de la gestion publique territoriale.

Notes
421.

En science de gestion ce terme est employé pour désigner les salariés entrepreneurs au sein des entreprises. Ils disposent d’une latitude d’action qui leur permet d’expérimenter, de travailler sur le mode essai erreur en dehors des routines.