Troisième partie : L’ingénierie territoriale, instrument de recentralisation de la gestion publique territoriale

L’ingénierie territoriale se heurte à l’organisation administrative de l’État mal à l’aise avec la territorialisation de l’action publique et la démarche de projet. Pour Jean Claude DANIEL, député apparenté PS, auteur en 2000 d’un rapport d’information sur le volet territorial du dernier CPER422, « l'État doit se familiariser avec cette nouvelle démarche : la conduite de projets transversaux et la logique d'action territoriale ne sont pas les principales caractéristiques du comportement administratif. Or, les territoires qui se développent attendent de leurs interlocutrices, les administrations, qu'elles soient prêtes, culturellement, à changer de méthodes de travail. Si les services pilotes adhèrent à cette démarche, elle reste, au contraire, étrangère à de nombreux autres services».

Plus loin il ajoute : « Il est vrai que deux cultures coexistent : face à la culture de projet qui émerge dans presque toutes les administrations, grâce à des agents prêts à s'investir dans la construction des territoires, il existe, à l'opposé, une attitude de défiance à l'égard de ces territoires, en raison de la double fonction de l'État, animateur, mais aussi contrôleur ».

Si la fonction d’animateur est difficile à identifier, celle de contrôleur ressort plus nettement. En matière de financement, les crédits du Fonds National d’Aménagement et de Développement du Territoire ne sont pas au rendez vous. Ou alors ce sont des crédits ministériels qui s’inscrivent dans des dispositifs sectoriels concurrents des Pays. En matière de support technique, les services déconcentrés n’interviennent que ponctuellement et marginalement. En matière de pilotage, les « sous préfets développeurs » prévus par la LOADDT demeurent un vœu non exaucé. Contrairement aux lois de décentralisation de 1982 et de 1983, l’acte II de la décentralisation de 2004 n’est pas suivi d’un mouvement fort de déconcentration. Il est difficile d’observer la réalité du renforcement de l’échelon régional de l’État par rapport au niveau départemental.

Par contre, la mise en œuvre de la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF) ébranle la logique de guichet par laquelle les pouvoirs locaux pouvaient négocier le processus de territorialisation de l’action publique. La globalisation et la fongibilité des crédits tendent à renforcer le fonctionnement vertical et hiérarchique de l’administration. En conséquence les prescriptions sont toujours plus strictes pour les acteurs de terrain en bout de chaîne423.

La Révision Générale des Politiques Publiques couplée à la création d’agences s’affranchissent de la logique contractuelle, lui substituant l’appel à projet qui sélectionne les initiatives locales répondant à des critères de gestion définis par le centre. La technique managériale du « reporting » 424 sort du champ de l’entreprise privée et s’étend à tous les niveaux de l’action publique. L’ingénierie territoriale se soumet aux techniques informatiques de préparation des rapports. Elle doit faire faire preuve régulièrement de l’utilisation des fonds que les agences, voire même certains services de collectivités locales qui se perçoivent en agence de moyens, mettent à disposition des territoires de projet. L’État crée ainsi les conditions d’une division verticale du travail qui hiérarchise l’action publique se revendiquant pourtant de la transversalité.

Autrement dit, sans mesure radicale, lentement, presque discrètement, transparaît un mouvement de recentralisation de la gestion publique territoriale.

Dans les années 70 précédant la décentralisation, la régulation croisée cadre les relations entre le centre et la périphérie. Dans les années 90 post décentralisation, l’institutionnalisation de l’action collective est la réponse de l’État, qui, coincé entre la logique bureaucratique européenne et la recherche d’autonomie du pouvoir local425 mêle les bonnes pratiques, les procédures strictes aux politiques ouvertes à l’expérimentation.

Paradoxalement, les politiques constitutives préparent la recentralisation sur le temps long. En laissant aux collectivités locales le soin de structurer les territoires de projet, l’État, par des appels à expérimentation426, des appels à projet427, des programmes de recherche action place l’ingénierie territoriale sous influence. Il recycle ensuite les résultats des innovations locales dans des programmes et des normes qu’il diffuse massivement. Il amorce ce que ce que Renaud EPSTEIN appelle le gouvernement à distance428.

Cette technologie de gouvernement, si elle tient compte de la tension entre l’imposition de la règle et son dépassement, se traduit par l’application routinière de procédures génératrices de cercles vicieux429. Plus précisément, on observe que face aux difficultés de gestion des interdépendances, une logique d’influence et un retour à l’injonction autoritaire se dessinent, éloignant les décideurs et évaluateurs des acteurs chargés de la mise en œuvre de l’action.

Dans ce mouvement de recentralisation, les appels à projets, les comités de sélections, les règles d’application réduisent la zone d’incertitude liée aux arrangements locaux dans la négociation des programmes d’action. Au sein de l’ingénierie territoriale, c’est le rôle des marginaux sécants qui est visé. La diminution de leur autonomie professionnelle par la concentration des moyens et la normalisation du développement via les bonnes pratiques, la logique de contrôle budgétaire, la réduction du nombre de postes notamment dans les associations sont autant d’éléments qui contribuent à renforcer « le climat de centralisation et d’impersonnalité territoriale » de la gestion publique territoriale.

C’est ce lent processus de recentralisation que nous abordons dans cette dernière partie, en soulignant l’importance du rôle de services centraux et de leurs relais, dans la diffusion d’une doctrine qui normalise les représentations et les méthodes du développement territorial.

Cette évolution se durcit dans le passage de la contractualisation au régime d’agence qui concentre les moyens et réduit les coûts de fonctionnement de la gestion publique territoriale.

Notes
422.

Rapport d'information n° 2416 enregistré à la Présidence de l'Assemblée Nationale le 24 mai 2000 fait au nom de la délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire sur le volet territorial des Contrats de Plan État-Région par M Jean-Claude DANIEL, Député.

423.

TROSA S., PERRET B. « Vers une nouvelle gouvernance publique ? La nouvelle loi budgétaire, la culture administrative et les pratiques décisionnelles ». Esprit, n° 312, 2005, p 65-85.

424.

Le reporting ou compte rendu en Français est une technique de management qui se décline en une mise en forme informatique et une périodisation des rapports d’activité et de ses résultats. C’est une méthode de contrôle hiérarchique par la standardisation des formes et des contenus de l’action.

425.

DURAN P, THOENIG J.C. « L’État et la gestion publique territoriale », article cité, p 618 et suivantes.

426.

La DATAR en application de la LOADT et de la LOADDT fait appel à expérimentation dans des territoires de projet. Pour chaque loi, une quarantaine de pays expérimentaux voient le jour.

427.

Les premiers appels à projet sont lancés dès la fin décembre 2005 quelques jours avant que la DATAR devienne DIACT le 31 décembre 2005. Ils concernent les Pôles d’Excellence Rurale. Les territoires sélectionnés sont publiés par décret du Premier Ministre et reçoivent le label PER, synonyme d’enveloppe budgétaire. Ils sont suivis en 2007 d’un programme de recherche évaluative pluridisciplinaire qui porte notamment sur la coordination des multiples dispositifs territoriaux. Par exemple, comment coordonner un programme Leader avec un PER et un Pays ?

428.

EPSTEIN R. « Après la territorialisation : le gouvernement à distance » dans VANIER M. (dir.) Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives Presse universitaire de Rennes 2009 p 131-139.

429.

Cette pathologie bureaucratique fait référence à l’analyse du système bureaucratique que Michel CROZIER définit comme « un système d’organisation dans lequel le circuit, erreurs-informations-corrections fonctionne mal et où il ne peut y avoir, de ce fait, correction et réadaptation rapide des programmes d’action, en fonction des erreurs commises »dans CROZIER M. Le phénomène bureaucratique. Op.cit.p 247.

L’auteur dégage quatre traits caractéristiques des rigidités du système bureaucratique:

L’étendue du développement des règles impersonnelles se traduit par des mécanismes d’isolement par strates et par une diminution du pouvoir hiérarchique.

La centralisation des décisions est censée protéger des pressions locales. Cette évolution entretient l’isolement de chaque strate ou catégorie hiérarchique et l’accroissement concomitant de la pression du groupe sur l’individu. Le ritualisme et l’esprit de corps se renforcent.

Le développement de relations de pouvoir parallèles autour des zones d’incertitude qui subsistent achève le mécanisme des cercles vicieux bureaucratiques.

Le changement du système bureaucratique se traduit par l’instauration de nouvelles règles impersonnelles qui nourrissent la boucle des dysfonctionnements.

Toutefois la portée explicative des cercles vicieux a été amendée par les travaux du centre de sociologie des organisations lui-même. Non seulement il apparaît que les administrations ont des structures formelles et informelles mais elles ne sont jamais totalement centralisées et stratifiées. L’action est parcellisée en une multitude d’arrangements à la marge qui adaptent la réglementation générale aux situations réelles. L’initiative se situe toujours dans les services en relation avec l’extérieur. Ces services font partie d’un tissu social local permettant de négocier ces arrangements. L’action collective ouverte sur l’environnement permet de construire de nouvelles rationalités d’acteurs condition de l’adaptation des réponses aux demandes sociales.

Notamment DUPUY F., THOENIG J.C. Sociologie de l’administration. Paris. Armand COLIN, 1983, p 61.