La constitution d’un corps de doctrine pour le développement territorial

A la suite des rapports CHEREQUE et AUROUX, le développement territorial se veut une méthode d’action qui se décline sur le triptyque, « un territoire, un projet, un contrat ». Pour le député Philippe DURON, rapporteur PS du projet de loi, « la LOADDT se présente comme une loi de méthode » qui doit articuler le proche et le lointain. « Aujourd'hui, un remodelage du territoire s'impose ; il doit prendre en compte deux impératifs, l'un national, l'autre européen ; le premier amène à définir des espaces de projet dont la dimension correspond au vécu professionnel et social de nos concitoyens ; les bassins d'emploi et les bassins de vie identifiés par l'INSEE constituent une préfiguration vraisemblable de ces nouveaux territoires, le second doit faciliter l'insertion de notre pays, dans un espace plus large, l'Europe, dont le centre de gravité tend à glisser vers l'Est au rythme des élargissements attendus. C'est dans cet espace ouvert que s'organisent les flux majeurs de l'économie ; ils conditionnent les localisations des activités et des hommes »437.

Quelques mois après l’adoption de la LOADDT le président du conseil scientifique de la DATAR, Armand FREMONT, tient une conférence au titre railleur : « Existe-t-il une politique d’aménagement du territoire en France ?»438.

Dans les deux premières parties de son intervention l’auteur tient le discours classique439 sur l’aménagement gaulliste jacobin, le rôle de la DATAR avec ses grandes figures que sont Olivier GUICHARD et Jacques MONOD. Puis avec la crise, l’avènement du libéralisme sous la présidence de Valéry GISCARD d’ESTAING, avec lequel l’aménagement du territoire relève de la politique économique. C’est l’inflexion du début des années 90 qui amorce ce qu’il nomme dans son troisième point d’intervention « l’esquisse d’une nouvelle politique d’aménagement du territoire ».

On peut notamment lire : « Depuis les années 90, d’une part, il y a reprise économique, d’autre part l’Union Européenne prend un tournant : la politique de zonage bascule avec l’élargissement de l’UE vers l’Europe Centrale. Les zones d’aide vont basculer vers ces pays aux dépens de l’ouest, car le budget de l’UE ne doit pas augmenter. Tout cela amène l’UE à se lancer dans une réflexion et une politique de restructuration de l’aménagement du territoire: c’est le Schéma de Développement de l’Espace communautaire avec INTERREG. Cette inflexion donne un poids important à l’UE et oblige à une réflexion sur le découpage administratif de la France, dont l’organisation apparaît comme obsolète, mais avec une symbolique importante : la commune, territoire de la liberté communale, le département territoire de l’égalité - communes et départements créations de la Révolution - et l’État qui doit dépenser plus pour mieux redistribuer sans augmenter les impôts.

Cette réflexion est d’autant plus nécessaire qu’émergent, dans les intervalles, des «  territoires pertinents » : la Région, l’Europe, l’intercommunalité. Peut-on raisonner sur Le Havre ou Rouen sans référence au territoire européen ? Entre la commune et le Département se dessinent les idées d’agglomération et de Pays avec des principes d’intercommunalité. Avec les lois Chevénement et Voynet on assiste à la construction d’un nouvel édifice administratif qui doit permettre d’organiser l’articulation entre les exigences d’une économie de plus en plus mondialisée (échelles supérieures Etat, Interrégions, Europe) et le terrain, les besoins locaux et des exigences individuelles de plus en plus fortes (territoires de proximité).

Dans ce cadre, les oppositions Paris et le désert français, l’opposition Nord / Sud sont de vieilles lunes obsolètes, car pour tous les territoires doit s’appliquer le grand écart entre territoires locaux et les grandes forces économiques nationales ou supranationales.

Dans ces conditions, quelles sont les possibilités de mise en œuvre ?

Une première voie cherche à gérer ces entités : que fait-on de l’Ile de France capitale mondiale avec Londres, du couloir de l’Est de la France, de l’arc atlantique, des villes moyennes de l’ouest, de Lille - ville qui a le plus d’avenir -?

Une deuxième voie consiste à conserver tous les échelons administratifs. Droite et Gauche réunis, les conservateurs ne manquent pas, mais si on garde toutes ces échelles administratives, la France aura le record du monde en matière d’organisation territoriale ! Seul un Président de la République nouvellement élu et assez audacieux peut faire une grande réforme territoriale avec 3 ou 4 échelons...

Une troisième voie serait un à peu près entre les deux solutions précédentes, qui viderait de contenu les anciennes divisions et renforcerait pays et agglomérations, territoires émergents d’autant plus que la société civile l’emporte sur les politiques au niveau de ces territoires ».

Sans vouloir sur-interpréter les extraits de cette conférence, le recours à l’expression « troisième voie », argument politique très en vogue à l’époque où le propos est tenu, ne semble pas anodin. En la matière, la troisième voie c’est la modernité, structurée sur le modèle Europe, Région, intercommunalité et les aspirations individuelles qui s’expriment dans la société civile en concurrence avec la société politique. Cette troisième voie se veut au-delà de la politique partisane, elle est « pertinente ». D’ailleurs de manière manichéenne, l’auteur l’oppose au conservatisme de droite et de gauche qui s’accroche à l’organisation territoriale « obsolète » mais riche de « symbole » basée sur l’État, le Département et la Commune. Cette recomposition est souvent présentée comme inexorable comme en témoigne cet extrait d’article publié par M. Jean Louis GUIGOU :

‘ « Depuis une dizaine d’années environ, la compétition mondiale, la décentralisation et la mobilité généralisée des hommes, des marchandises, des capitaux et des informations ont conduit à une recomposition rapide du corps du territoire de la France. Tout se passe comme si les communes -assimilées à des cellules- se mettaient à se complexifier, s’associer (intercommunalités), à créer des tissus, du muscle, des os, des réseaux nerveux (NTIC)…Comme si, à partir d’un vaste ensemble de 36 650 communes, cellules élémentaires, autonomes, barbotant dans le « bocal protecteur » de la Nation républicaine et de la hiérarchie administrative, le bocal se cassant, s’agitaient s’associaient luttaient pour leur survie…Comme si, de cette lutte pour la survie naissaient des tissus intercommunaux, des armatures urbaines, des agglomérations, des réseaux, des flux des échanges de plus en plus différenciés, des complémentarités proches et lointaines, une certaine répartition du travail, une recherche de cohérence, condition de performance. La complexité s’accroît, les interdépendances se multiplient. Le corps nouveau de la France se structure et se charpente, un squelette apparaît avec de grands axes privilégiés de circulation et de flux.
Aujourd’hui, chaque lieu ne se comprend, désormais, que dans son rapport aux autres : l’échange induit la spécialisation, et la spécialisation des territoires induit en retour un échange encore accru. La quotidienneté et la proximité (50% des transports à l’échelle nationale ont une distance inférieure à 50 km) structurent les espaces vécus sous forme d’agglomérations et de pays, véritables nouvelles recompositions des cellules au niveau local. (…)Une France multipolaire, polycentrique, pourrait voir le jour, plus en réseau et moins en hiérarchie. Dans 20 ans, cette métamorphose se sera poursuivie voire accentuée.»440

Cette mise en perspective biologique des interdépendances fonctionnelles entre territoires dit ce que doit être le développement territorial. Le « polycentrisme maillé » est présenté comme une nécessité qui dérive de la nature des choses, la nature des choses relevant du « mécanisme de division cellulaire ». Avec cette référence implicite au fonctionnalisme et à Montesquieu441, on pourrait penser que le « polycentrisme maillé » s’impose au politique. Si la mise en réseau du territoire correspond à la logique des mécanismes sociaux, les responsables politiques pourraient difficilement s’en affranchir sous peine de détruire la collectivité. Dans ces conditions, la politique ne doit, ni ne peut rien changer à l’ordre existant. Sa seule tâche serait de gérer la société conformément à son essence profonde.

Notes
437.

Rapport N° 1288 enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 décembre 1998 fait au nom de la commission de la production et des échangessur le projet de loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n°95-115 du 4fevrier 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire par m. Philippe DURON, Député, point 3 de l’introduction : reconstruire une planification pour le siècle à venir  .

438.

Conférence de Monsieur Armand FREMONT, président du Conseil Scientifique de la DATAR, le 1er décembre 1999.

439.

L’argumentaire est identique à celui tenu par le député DURON dans l’exposé des motifs de la LOADDT en première lecture à l’Assemblée Nationale. On le retrouve également dans de nombreuses publications thématiques de la Documentation française.

440.

GUIGOU J.L. « Aménager la complexité ».  La prospective des territoires Pouvoirs locaux, les cahiers de la décentralisation Boulogne- Billancourt, n°50, septembre 2001, p 14-15.

441.

Selon MONTESQUIEU Charles de Secondat, De l'esprit des lois (1758).Édition établie par Laurent VERSINI, professeur à la Sorbonne. Paris: Éditions Gallimard, 1995. Livre 1, Chapitre1 Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec les divers êtres, p 32. « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » .