Une doctrine organiciste du développement territorial

Cette doctrine présente les traits de l’organicisme qui selon Yves PALAU agit « comme théorie politique, représenté par des courants, le plus souvent hostile à la modernité, mais il opère aussi comme un paradigme au sein des sciences sociales. Dans les deux cas, il contribue à contester ou ignorer le rôle des idéologies en société, dans la mesure où celle-ci fonctionne naturellement en dehors de l’action humaine. Cette action est soit inefficace, soit perturbatrice de cet ordre naturel dont est censé rendre compte l’organicisme. Sa double nature, théorique et paradigmatique lui donne un caractère malaisé à appréhender, particulièrement labile, diffus avec une influence difficile à évaluer, l’organicisme pouvant agir comme simple métaphore ou nourrir des représentations du monde plus structurées. »442

Cette doctrine se décline à tous les niveaux de l’action publique territoriale. Elle se confond parfois avec une vision réticulaire du territoire.

Au niveau local, on la retrouve dans le Schéma Régional d’Aménagement et de Développement du Territoire (SRADT) initié par la Région Rhône-Alpes au début des années 2000.

Dans son projet de SRADT443, la Région Rhône-Alpes propose quatre scénarios de développement territorial. Elle retient celui qu’elle nomme « La région interactive » qui « tend à dépasser les dualités et à concilier une vision de positionnement extérieur à la région avec les exigences de maintien des équilibres internes. Elle part des singularités de Rhône-Alpes et propose de les décliner en prenant appui sur la diversité (et non les oppositions) des territoires. Elle repose sur le principe de maillage du territoire. »

Cette conception réticulaire du territoire dont les limites n’existent pas suppose que « les territoires de développement et de projets ne sont pas définis une fois pour toute et institutionnalisés. La souplesse des procédures s’impose si l’on recherche l’efficacité de l’action publique, selon la dimension, la nature, les partenariats dans les différents projets ».

Autrement dit, une collectivité territoriale comme la Région qui structure son territoire sur la base de contrats et de procédures toujours plus strictes invite à en réduire la portée. Ce qui importe c’est la capacité à entrer en connexion, pas la centralité. D’ailleurs, la réflexion se situe « par-delà l’urbain et le rural 444 », les nouvelles centralités ne sont pas nécessairement situées dans l’hyper-centre des agglomérations, mais peut-être dans des lieux de rencontres entre les individus, sur les réseaux de déplacement de plus en plus performants, c’est toute la région qui est à vocation métropolitaine , car les villes fonctionnent plus sur le principe de réseau que de l’armature.

(.) Par essence, la région interactive ne se limite à aucune frontière, existante ou virtuelle » .

Dans ce monde sans heurts, sans luttes pour les frontières puisqu’elles n’existent plus, il est intéressant de savoir qui gouverne qui, dans quel territoire ? La réponse est évidemment simple comme la gouvernance : La région interactive est fondamentalement une grande région exemplaire de la gouvernance . L’interactivité « horizontale » entre espaces, communautés, institutions, citoyens, entreprises... n’a pas de sens si, parallèlement, « verticalement », les décisions ne sont pas partagées largement, si les individus et acteurs à tout niveau, sont associés en amont des projets, pendant leur réalisation et pour leur évaluation, si l’action publique ne joue pas pleinement l’interactivité entre « gouvernants » et « gouvernés ».

Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! Le tour de force de la gouvernance, c’est de mettre au même niveau l’horizontal, le parallèle et le vertical. Bref, dans cet espace atypique, la Région ne gouverne pas, elle interagit avec des gouvernés, des individus, des acteurs, voire avec des citoyens qui eux mêmes interagissent avec les entreprises. « Le partage de la décision » se substitue à la hiérarchie des moyens selon une fin co-construite. D’autant plus que dans la Région Rhône-Alpes, la prospective est un exercice partagé « ambitieux et modeste à la fois ». L’ouverture de l’exercice de prospective à de multiples acteurs aux légitimités diverses est mis en exergue. Nous reproduisons à dessein la première page du diagnostic établi pour le compte de la Charte régionale prévue au SRADT :

«La prospective... tout le monde en fait nécessairement sans le savoir. Tout individu définit sa trajectoire personnelle concernant les aspects professionnels, familiaux, culturels, politiques à des horizons différents du court terme au moyen et long terme.

 La prospective n’est pas une affaire d’expert, c’est un exercice d’imagination volontaire, voire de rêve, traduisant les désirs et les aspirations des individus. Ainsi, la réflexion et l’analyse prospectives liées au SRADT ont été le fait d’un ensemble d’actions de concertation, de communication, d’informations auprès des collectivités territoriales, des acteurs socio-économiques et de l’ensemble des Rhônalpins ».

Cette réflexion prospective s’appuie plus particulièrement sur :

La contribution du Conseil Economique et Social à l’élaboration d’un Schéma Régional

d’Aménagement et de Développement du territoire à vingt ans (avril 1999).

  • Le séminaire de réflexion prospective pour la Région Rhône-Alpes à l’horizon 2015, organisé par le Conseil régional en mai 1999.
  • La consultation des maires et présidents des structures intercommunales en Rhône-Alpes, réalisée en juillet 1999 par l’Observatoire Interrégional du Politique à la demande du Conseil régional.
  • Les chantiers et ateliers de réflexion prospective « Imaginons Rhône-Alpes 2020 », réalisés

dans le cadre du SRADT en trois phases successives :

En juin-juillet 2000 pour la première série d’Ateliers.

En septembre - octobre 2000 pour la deuxième série d’Ateliers.

En décembre 2000 et janvier 2001pour la troisième série d’Ateliers.

  • L’enquête « décideurs » (1 200 élus, responsables d’associations, chefs d’entreprises) en Rhône-Alpes réalisée par l’OIP en avril 2001 à la demande du Conseil régional en vue de l’élaboration du SRADT.
  • L’opération « Le Schéma des Lycéens » : 250 lycéens des classes de Première des lycée Rhône-Alpes.
  • La consultation auprès de la population de Rhône-Alpes sur le thème « Imaginez-vous dans vingt ans, donnez-nous votre avis sur les priorités à venir en Rhône-Alpes » réalisée par IPSOS de mai à juillet 2001 à la demande du Conseil régional en vue de l’élaboration du SRADT (plus de 30 000 questionnaires en retour).
  • Les Forums de discussions réalisés dans le cadre du SRADT de mai à juillet 2001 à la Roche-sur-Foron, Bourg-en-Bresse, Chambéry, Saint-Etienne, Lyon, Grenoble, Saint-Jean de-Maurienne, Valence, Roanne, Nyons, Privas (3 500 participants).
  • Les contributions écrites de nombreuses collectivités reçues tout au long du processus.

Cela ne constitue peut-être pas un « échantillon représentatif » au sens statistique, au sens « sondeur » du terme, mais il apparaît au terme de cette vaste opération de concertation relative à ce domaine périlleux qu’est la prospective, un certain nombre d’aspirations, d’imaginations, de rêves, de desseins forts en train de se dessiner dans l’esprit des Rhônalpins. »

Le message véhiculé est le suivant : l’invention du futur ne saurait être le monopole d’aucune catégorie d’acteur, savant ou politique. « Exercice d’imagination et de rêve » elle est par nature une activité ouverte à tout un chacun, qui se reconnaîtrait dans l’identité rhônalpine, si celle-ci existe.

A y regarder de plus près, il semblerait que les Rhônalpins manquent cruellement d’imagination et que leurs rêve d’avenir est d’un conformisme affligeant ! Plus sérieusement, la charte régionale du SRADT présente quatre scénarios possibles d’évolution du territoire régional qui ressemblent à s’y méprendre au travail de prospection effectué par la DATAR à l’échelle nationale. En effet dans le rapport « Aménager la France de 2020. Mettre les Territoires en mouvement»,445 publié en 2000 et largement médiatisé446, la France 2020 c’est l’image du « polycentrisme maillé ». L’image de Rhône-Alpes en 2020 c’est « la région interactive ».

Illustration du polycentrisme maillé diffusée par la DATAR
Illustration du polycentrisme maillé diffusée par la DATAR

Source SRADT Rhône-Alpes

Les quatre scénarios de la DATAR sont les suivants :

« Un premier scénario, celui de « l’archipel éclaté » 447 , est caractérisé par un territoire où s’opposent des villes dynamiques, économiquement performantes et internationalement compétitives et des territoires marginalisés. L’action de l’État consiste prioritairement à assurer des cadres favorables au développement du marché. Au fil du temps, il doit venir en aide, sans réels succès, aux territoires en difficultés et à l’écart des dynamiques prépondérantes qui, dans ce modèle, ne sont pas pris en charge par des solidarités territoriales.

Un deuxième scénario, celui du « centralisme rénové », met en scène un État légitimé dans sa volonté de conserver un rôle prééminant au nom des enjeux de solidarité nationale, de cohésion territoriale, voire de protection environnementale, dans un contexte d’intégration européenne mesurée. L’aménagement du territoire incarne ce volontarisme, les initiatives locales sont fermement encadrées sans pour autant revenir sur les principes de décentralisation. Les interventions des pouvoirs publics, de type principalement allocatif, ont pour fonction d’intégrer les espaces en retard de développement selon un schéma qui doit encore beaucoup au modèle centre périphérie.

Un troisième scénario, « le local différencié », présente l’image d’un territoire où les initiatives créatrices de valeurs économiques et socio-culturelles se sont multipliées aux échelons décentralisés, donnant forme à de très nombreuses entités hétérogènes, tissant entre elles des liens de coopération sur des projets thématiques.

Faute d’avoir anticipé et fixé des règles du jeu, l’État se retrouve en position de médiateur dans les conflits entre territoires. Il s’efforce de tempérer les déséquilibres et de garantir l'accès de l'ensemble des citoyens aux services publics. Il se trouve obligé de réinventer son rôle, dans le sens d’une plus grande flexibilité, pour réintroduire une cohérence d’ensemble.

Un quatrième scénario, « le polycentrisme maillé » mise sur la recomposition des territoires et la redéfinition des missions de la puissance publique.

Les dynamiques territoriales reposent, d’une part, sur des démarches participatives au sein de territoires de projet : agglomérations, pays, parcs naturels régionaux, et, d’autre part, sur des coopérations inventives entre villes et régions, autour d’enjeux de portée intérrégionale à l’échelle des grands bassins de peuplement.

La structuration simultanée des mailles du niveau micro-territorial et des pôles du niveau macro-territorial réalise une intégration du territoire qui le renforce au sein d’une Europe qui a également fait le choix du polycentrisme.» 448

La Région Rhône-Alpes formule également quatre scénarios :

« Le scénario du « laisser-faire » : la région dispersée

Dans une hypothèse tendancielle, c’est-à-dire sans objectifs, sans procédures volontaires et mise en œuvre d’une véritable politique d’aménagement du territoire et de développement régional » 449 .

 « La région mosaïque

La « région-mosaïque » tend à assurer une cohésion régionale par la couverture de l’ensemble du territoire rhônalpin autour de projets locaux de développement. La région est fondamentalement constituée par la juxtaposition des territoires infrarégionaux qui la composent. La vision est plutôt rurale. Le développement local est la priorité de l’action régionale. Les nouvelles procédures administratives tendent à « produire » de nouveaux territoires qui remplacent progressivement les anciens » 450 .

«  La région hiérarchisée

Elle tend à privilégier les lieux et foyers de développement et de polarisation. Elle est fondée avant tout sur l’évolution tendancielle vers une région urbanisée, où le fait urbain prime sur tous les autres. La vision est plutôt celle des centralités urbaines qui structurent le territoire régional. Les fonctions que remplissent les villes sont de plus en plus hiérarchisées, car elles reposent sur le constat de « supérieur » et de « moteur ». L’espace régional est hiérarchisé.Le rural est fondamentalement le « jardin » de l’urbain, les grandes agglomérations tirent la croissance de l’économie, c’est par elles que l’ensemble Rhône-Alpes s’amarre à l’économie mondiale ». 451

Enfin le scénario de «  La région interactive », un brin amphigourique ressemble au polycentrisme maillé jusque dans ses justifications.

D’ailleurs au niveau national le conformisme des SRADT est un trait marquant de cet exercice. Sur commande de la DATAR, la coopérative de conseil ACADIE, dirigée notamment par Philippe ESTEBE et Daniel BEHAR a dressé l’état des lieux des SRADT452. Il ressort qu’ils sont d’abord pour la Région un outil de communication institutionnelle avant d’être un diagnostic stratégique qui oriente l’action :

« Publics pour la plupart, les SRADT ou assimilés sont des documents de communication. Il leur faut donc assurer un plaidoyer pour le fait régional et souligner sa modernité. Cette exigence —qui plus est au tournant du siècle— conduit ces documents à adopter en général un ton plutôt emphatique.

Les volontés exprimées d’« entrer pleinement dans la société de la connaissance », ou de relever des « défis majeurs » comme celui de la « qualité », ont la prétention de mettre en avant les choix stratégiques de telle ou telle région. Mais, apparaissant de façon récurrente à la lecture de ces documents, ils semblent davantage relever du « pont aux ânes » que de stratégies distinctives. »

Derrière cette doctrine organiciste qui emprunte également à la conception réticulaire du territoire, apparaissent aussi les enjeux de légitimation. En effet, les cartes, les images, les scénarios et les slogans mobilisateurs sont la substance de ce corps de doctrine. L’expertise, le pragmatisme, le projet, la créativité collective viennent légitimer la démarche. Ce sont des « marques » d’intelligence au sens presque marketing du terme dans la mesure où elles assurent la notoriété de la démarche prospective. Ces notions sont ambigües : elles sont également avancées pour décrire scientifiquement les évolutions de l’action publique. Mais derrière l’implicite de ces termes, l’observation empirique montre que leur large diffusion conduit à la normalisation de l’action publique. La DIACT, trouve un rôle à la mesure de la densité de son réseau d’influence.

Notes
442.

PALAU Y. « La politique de la ville : négation des idéologies partisanes et matrice idéologique organiciste ».dans Sciences de la société, n°65 mai, 2005, p 61.

443.

Schéma Régional d’Aménagement et de Développement du Territoire de Rhône-Alpes. Rhône-Alpes dans 20 ans, Tome1 (2ème partie) Prospective sur www.crrhone-alpes.fr p 94-96. Consulté le 15 janvier 2006.

Il est initié sous la présidence d’Anne Marie COMPARINI. La majorité de gauche plurielle issue du scrutin de 2004 ne valide pas ce schéma.

444.

En gras dans le texte.

445.

« Aménager la France de 2020. Mettre les Territoires en mouvement» , La Documentation française, (2000), 2002, Paris 112 p. Également disponible sur www.DIACT.gouv.fr

446.

MUSSO P. « Rétrospective de la prospective territoriale : de la Datar à la DIACT » Territoires 2030 n° 3 p 14.

447.

En gras dans le texte

448.

« Aménager la France de 2020. Mettre les Territoires en mouvement» , La Documentation française, (2000), 2002, Paris 112 p. Extrait issu de la fiche de lecture en ligne sur www.DIACT.gouv.fr

449.

SRADT Rhône-Alpes, p 88.

450.

Ibidem p 89.

451.

Ibidem p 91.

452.

Acadie coopérative conseil « Etat des lieux des schémas régionaux d’aménagement et de développement du territoire (SRADT) », 2003, 141 p. Sur www.datar.gouv.fr . Consulté le 12 juillet 2007.

Ce rapport final s’appuie sur les réponses à deux questionnaires transmis l’un aux conseils régionaux, l’autre aux SGAR des préfectures, et sur l’analyse des documents à valeur stratégique produits par les régions depuis 1998, qu’il s’agisse de SRADT formalisés ou non. Des entretiens téléphoniques avec certains conseils régionaux ont complété les informations.