Les savoirs et instruments d’action publique : leur effets sur le régime de régulation et de légitimation de l’action publique

Selon les phases de l’action publique les interactions entre instruments, savoirs et pouvoir ont des effets différents sur le régime de régulation et de légitimation de l’action publique.

Lors de la définition du périmètre, les diagnostics territoriaux partagés n’enrayent ni les luttes institutionnelles ni la logique de fief. Ils redéfinissent les conditions de la participation à la régulation des dispositifs territoriaux.

Dans la gestion collégiale des contrats, le travail de l’ingénierie consiste essentiellement à créer des mécanismes de liaison entre les dispositifs territoriaux. Soit par expérimentation, soit par administration de procédures standardisées.

La LOADDT de 1999 et le Plan de cohésion sociale de 2004 prévoient qu’un périmètre d’étude précède la stabilisation du cadre d’action territorial. Mais la production de connaissance sur le territoire et pour le territoire par l’ingénierie territoriale influence peu les stratégies de conservation de pouvoir politique des notables. Autrement dit, la production de savoirs et la délibération ouverte à de nombreux acteurs du territoire, qui caractérisent ces politiques, sont sans effet sur la logique de contrôle territorial et la définition des périmètres territoriaux. Ces frontières sont nécessairement un enjeu parce que sans limite territoriale, il n’y a pas de pouvoir politique qui vaille dans le sens où la « dé-limitation »509 est une amputation du pouvoir politique. En conséquence, au niveau institutionnel, le Département n’a aucun intérêt à coopérer aux politiques territoriales de la Région via les Pays si par cette coopération il organise son propre dépérissement.

Cependant certaines évolutions dues à l’émergence de l’ingénierie territoriale apportent quelques nuances. Dans les relations qu’entretiennent les élus avec le savoir, pointent quelques changements510.

D’abord, l’intercommunalité de projet, tant au niveau des EPCI que des Pays, impose à chaque élu l’appréhension d’un territoire plus vaste que sa seule circonscription électorale. Sur la base des multiples diagnostics sur lesquels il est consulté, il est invité à prendre connaissance de l’interdépendance des enjeux du développement territorial. Ainsi, la justification des périmètres par l’étude, si elle ne freine pas le partage politique entre notables, réduit leur crédibilité quand ils défendent des périmètres d’opportunité, notamment quand le débat est rendu public dans des enceintes relativement ouvertes.

Ensuite, la production de connaissance à l’échelle de territoires infra régionaux manifeste la prise de conscience de la part des élus locaux que la connaissance du territoire est constitutive de leur participation à la régulation de l’action publique. Au-delà de l’aspect opérationnel des diagnostics et de la définition des périmètres, ce qui se joue, c’est la capacité des différents niveaux d’intervention à participer à la régulation de l’action publique par l’amont. C’est en cela que la participation au processus expérimental que sont les diagnostics partagés est stratégique. Cette coproduction de savoir joue un rôle essentiel dans la redistribution du pouvoir au sein du gouvernement multi-niveau de l’action publique.

D’une part, le représentant de l’État sur le territoire, Préfet ou Sous-préfet, aux moyens financiers réduits, est un acteur parmi d’autres dans le jeu de la régulation. Bien que les collectivités territoriales et leur regroupement recourent toujours aux services déconcentrés de l’État, sa position s’étiole avec le développement nodal des capacités d’expertise locale. Les membres de l’Administration sectorielle déconcentrée peuvent intervenir dans les observatoires territoriaux et dans les conseils locaux de développement, il n’en demeure pas moins que les compétences professionnelles et la capacité à créer de la connaissance sur le territoire sont partagées. Membres de la société civile, experts, universitaires, chargés de mission et autres agents de développement comblent tant bien que mal les insuffisances des services déconcentrés de l’État. C’est dans ces failles que naissent les partenariats entre laboratoires de recherches en sciences sociales et micro territoires ruraux.

D’autre part sur le plan institutionnel, la coproduction de savoirs renforce la légitimité de la Région à agir dans le domaine de l’emploi-formation et du développement territorial, notamment vis-à-vis de l’État et du Département. En encourageant les diagnostics partagés, elle contribue à définir une nouvelle approche du problème de l’emploi en dépassant les divisions entre politique économique, politique de l’emploi et développement territorial pour faire converger des objectifs qui peuvent être parfois contradictoires. C’est en cela que le diagnostic partagé, malgré toutes ses imperfections, contribue à la régulation politique : il élabore des règles d’actions qui constituent un cadre commun et des procédures pour gérer des conflits d’interprétation entre les multiples acteurs.

En ce qui concerne la gestion des dispositifs territoriaux, c’est par la collégialité, le consensus et la division verticale du travail politique que les élus s’accommodent de l’absence de hiérarchie institutionnelle. L’ingénierie territoriale assure la mise en cohérence de stratégies et dispositifs contradictoires autant par l’innovation procédurale que l’application routinière de procédures standardisées.

Dès le périmètre d’action stabilisé, la division verticale du travail politique s’approfondit dans la gestion des contrats territoriaux interdépendants. Les grands élus prennent les décisions lourdes qui structurent le territoire. Les présidents de communautés de communes gèrent la répartition des fonds contractuels. Mais cette relation inégale est une forme de servitude volontaire parce que les petits élus disposent de ressources qu’ils mobilisent dans l’échange avec les grands élus, de manière à en tirer bénéfice. Autrement dit, dans un contexte de coordination sans hiérarchie institutionnelle, la domination de quelques élus sur l’ensemble des autres est l’accord tacite qui régule le fonctionnement de la configuration territoriale. C’est ce consensus sur la domination politique qui rend possible la gestion collégiale des contrats territoriaux interdépendants.

La collégialité qui a cours dans le comité de pilotage du Pays ne remet pas en cause le présidentialisme des collectivités locales. C’est simplement une facette du métier d’élu, celle de conciliateur qui ressort davantage au sein des dispositifs territoriaux multi-niveaux. Elle ne signifie pas non plus dépolitisation du système local. Si le consensus est le mode opératoire de la domination des notables, les conflits partisans ne disparaissent pas du jeu politique local. Les élections ont un impact sur la direction de l’action territoriale. La composition, la nomination des présidents des comités de pilotage des contrats d’action publique sont directement affectées par le résultat des élections municipales et régionales. Ensuite la règle consensuelle reprend son cours.

Dans l’ombre des élus, l’ingénierie territoriale assure tant bien que mal la liaison entre dispositifs interdépendants aux logiques d’action parfois contradictoires.

La territorialisation « à tout prix » de l’action publique comme l’emploi formation fortement imprégnée de logique sectorielle débouche sur des formes hybrides d’action obligeant l’ingénierie territoriale à des arrangements expérimentaux. Mais alors qu’elle opère dans des organisations souples de type artisanal, elle se heurte à l’organisation bureaucratique des services de la Région et de l’État, qui prennent difficilement la mesure de la logique de relais au cœur de l’activité de l’ingénierie territoriale. La comitologie locale qui en résulte, le « fétichisme de la procédure » qui prend le pas sur la finalité de l’action, les nouvelles formes de contrôle très chronophages qui détournent les agents de leurs objectifs, la confusion entre processus et procédure de développement bureaucratisent la démarche de projet.

En somme, deux conceptions du développement territorial s’affrontent. Une conception organique où l’informel est un enjeu d’innovation. Largement ouverte à la société civile, elle en appelle à la rationalité procédurale et préfigure ce que pourrait être la régulation pragmatique de l’action publique. Une conception mécaniste du développement territorial où des procédures formelles d’application courante administrent les programmes d’action.

Dans cette tension, c’est le sens du métier des agents de développement qui est posé.

Un clivage apparaît entre les tenants de l’administration qui se revendiquent de la gestion de procédures et les partisans de l’expérimentation qui se réclament de la logique de relais créatrice d’externalités cognitives. Les seconds perçoivent le risque d’appauvrissement de leur fonction. La conception mécaniste du développement territorial risque de geler la dynamique d’extension et de renouvellement continu de leurs compétences marquant leur appartenance au monde de l’expertise. La personnalité bureaucratique des agents de développement prendrait le pas sur celle «d’agitateur de terrain ». C’est cette opposition de sens qui fait de l’ingénierie territoriale une bureaucratie professionnelle territoriale.

L’ingénierie territoriale est une bureaucratie professionnelle territoriale qui prépare la recentralisation de la gestion publique territoriale

L’ingénierie territoriale est coincée entre les injonctions autoritaires de l’État et les velléités d’autonomie du pouvoir local. D’un côté, on observe que l’Europe, les services centraux de l’État et la Région diffusent des représentations et les bonnes pratiques aussi strictes que les règles impersonnelles du modèle bureaucratique wébérien. De l’autre côté, les pouvoirs locaux, face à aux insuffisances des services déconcentrés de l’État structurent une ingénierie territoriale composite pour se doter de l’expertise nécessaire à leur stratégie de développement. Paradoxalement, c’est dans le cadre des politiques constitutives que le pouvoir local en se dotant d’un appareil d’expertise, gage d’autonomie, crée les conditions de son propre contrôle et de sa soumission au régime d’agence.

Convoquée dans la totalité du cycle de production de l’action publique, dans les situations innovantes autant que dans les situations standardisées, l’ingénierie territoriale mobilise son répertoire d’action, au sein duquel il n’y a aucune discontinuité le long d’une chaîne, qui, des opérations les plus expérimentales aboutit aux domaines, où, expérience acquise et routine se confondent en procédures d’application. Ces deux extrémités sont gouvernées par des contraintes différentes, mais elles s’exercent dans des processus cognitifs territorialisés pour traiter des problèmes dont la définition est un enjeu de pouvoir.

En d’autres termes, l’ingénierie territoriale est partie intégrante du jeu politique. Les instruments d’action publique et les savoir faire réunis dans la démarche de projet participent d’une technologie de gouvernement qui ne met pas fin à la rationalité bureaucratique, elle la transforme.

En effet, il peut y avoir une illusion à penser que la socialisation des instruments de l’action publique, liée à son ouverture à de nombreux acteurs dans des politiques constitutives, porte en soi des vertus démocratiques. Ce type de politique n’est qu’une forme d’administration, c’est à dire une mise en ordre de la société. Or, depuis Max WEBER, on sait que toute administration suppose une forme de domination et que toute forme de domination suppose une administration. En conséquence, le présupposé « post-bureaucratique » de ce type de démarche doit être reconsidéré. Dans les politiques constitutives ou procédurales, bien que le caractère pragmatique de la régulation puisse se loger dans la construction locale des normes et des instruments d’action, les modalités concrètes de leur production, de leur diffusion et de leur standardisation ne créent pas les controverses d’ingénierie versée dans le débat public. Elles montrent plutôt que l’ingénierie territoriale est sous l’influence de la technocratie centrale et de ses relais. Influence qui prend corps dans la conception réticulaire du territoire et la doctrine organiciste du développement territorial prônant la prise en compte de la représentativité sociale.

Mais la prise en compte de la représentativité sociale sur le critère de la proximité n’est pas une garantie de démocratisation de l’action publique. La proximité qui appartient au même univers de sens que la participation et la concertation sont des pratiques de gouvernement mobilisées par les services centraux de l’État, relayées par les professionnels du développement et quelques élus dans un enthousiasme relatif. Loin de favoriser la démocratisation du développement territorial, c’est son surpeuplement qui le transforme au contraire en un système capacitaire qui rappelle le « cens caché » de Daniel GAXIE511.

D’une part, la sélection des membres participants issus de la société civile est établie sur le critère d’une hypothétique représentativité territoriale et sur la compétence professionnelle. On relève que la connaissance des us et coutumes du monde de la représentation politique et professionnelle est déterminante. Compte tenu de la nécessaire disponibilité des membres de la société civile, la capacité de participer est incompatible avec le dilettantisme.

D’autre part, la formalisation de la participation dans des forums hybrides, comme les conseils locaux de développement, si elle peut lutter contre la sélection par le capital culturel renforce cependant la logique de domination. Un glissement s’opère dans les possibilités de participer à la production de l’action publique et à sa légitimation. D’un droit universel reconnu à tout citoyen, elle devient une fonction réservée aux détenteurs d’une compétence gestionnaire.

Enfin, la proximité du politique et du social bouleverse la logique de représentation politique par laquelle l’autonomie du politique et par conséquent la mise à distance de la société est la condition de l’autonomie des pratiques sociales. Or, professionnaliser les membres de la société civile à la participation au développement territorial, c’est leur apprendre à penser comme les professionnels de la politiques élus et non élus sans disposer de leurs ressources. Autrement dit, la proximité permet aux services centraux de l’État, parfois à ceux de la Région de contrecarrer la légitimité des élus locaux tout en formatant les représentations et les méthodes de développement territorial.

Cette stratégie qui se déroule dans le temps long, assoit lentement le contrôle normatif et nourrit la « machine bureaucratique »512. Elle vise la recentralisation de la gestion publique territoriale en rendant « auditables » des pans entiers de l’action publique. Les nouvelles règles de gestion cherchent dans une relation d’agence à contrôler les décisions des élus et l’activité des agents de développement.L’incomplétude des contrats d’action publique est compensée par les agences, les appels à projets, les comités de sélections, la formation des agents de développement. On passe ainsi d’une régulation contractuelle au régime d’agence. Les services centraux jouent le rôle de principal et les élus locaux deviennent les agents de cette relation dissymétrique. Autrement dit, c’est la coopération sans hiérarchie institutionnelle au sein des politiques constitutives qui est mise en cause. Le modèle décisionniste wébérien mâtiné d’ouverture de l’action publique tient toujours bon.

Notes
509.

Rappel : Nous avons défini cette notion en introduction de première partie comme le processus qui désigne un recul de la domination territoriale par l’affaiblissement des fonctions de définition et de contrôle des frontières.

510.

THOENIG J.C. « Savoir savant et gestion locale », Politix n° 28, 1994, p 64-75.

« L’élu n’a de leçons à recevoir de personnes. Il fuit le collectif. Les élus ne parlent guère aux élus, en termes de partage d’expériences. (.) Le silence est de rigueur. (.) Tout se passe comme si deux règles structuraient le milieu. L’une manifeste l’existence d’une césure radicale entre deux mondes : la légitimité politique et la rationalité administrative, celle-ci étant subordonnée à celle-là. L’autre dispose que, sur la scène de la gestion par un élu, tout est politique, y compris les références à la rationalité savante. Dès lors on n’a confiance qu’en sous-traitant celle-ci à des tiers, à condition que ceux-ci soient d’une autre nature (fonctionnaires territoriaux, services extérieurs de l’État, consultants) et politiquement contrôlables (c'est-à-dire n’interférant pas de façon concurrente avec la position personnelle actuelle ou future de l’élu sur la scène politique). (.) on ne partage pas avec d’autres élus l’art et la manière de gouverner au quotidien l’arbitrage et la synthèse entre des sollicitations hétérogènes et entre des intérêts locaux contradictoires ».

511.

GAXIE D. Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique Le Seuil 1978, 264 p.

512.

MINTZBERG H. “Managing Government, Governing Management”, Harvard Business Review, V.74, Iss.3, May/Jun 1996, p.75-83. Dans cet article, Henry MINTZBERG démontre que le management par le contrôle normatif nourrit la bureaucratie mécaniste.