Problématique et positionnements théoriques

Nous centrerons tout d’abord notre réflexion sur les évolutions sociétales autour des ouvrages d’Alain Touraine, Meda, Gorz, Castells, Ulrich Beck, et Jürgen Habermas.

La catégorie du sujet s’impose en effet progressivement comme incontournable pour qui souhaite observer les transformations de la place de l’individu dans notre société. Le sujet, à la fois acteur et agent, naviguant à la médiane d’une perspective d’un système sans acteur et d’une sociologie de l’acteur sans système, dispose d’une consistance suffisamment harmonique pour intégrer des perspectives divergentes en un tout cohérent.

Avec cette approche, l’individu n’est pas uniquement le produit de l’organisation sociale et de la rationalité moderne, mais l’acteur de sa propre transformation et de celle de sa situation, pour tenter de devenir Sujet. Ce processus de transformation voulu, de modification de l’environnement social et matériel dans lequel est placé l’acteur en transformant les rapports de dominations, les modes de décisions, correspond en plein aux processus visibles dans les associations étudiantes. La catégorie du sujet permet alors de comprendre tant les transformations de l’individu que celles des organisations car « le sujet n’est ni une conscience, ni un acteur concret, ni un
personnage
 » ( 9 ).

L’intérêt de la figure du sujet réside de plus dans sa capacité à mettre en cohérence rationalité de la société moderne et subjectivité. Le sujet devient dès lors capable de pulsions, d’envies, de révoltes aussi. C’est notamment par cette capacité d’opposition, ce courage de dire non à toute forme de domination que le sujet se construit en Sujet. Par leur capacité à interagir dans les rapports sociaux, les associations étudiantes et les militants qui les animent se positionnent de manière volontaire dans l’émergence de ce dernier.

La catégorie du sujet s’inscrit en outre dans la perspective d’un passage d’une première à une seconde modernité. Touraine distingue en effet trois étapes à la modernité : la haute modernité, celle des Lumières « qui ne rompit pas vraiment avec une pré-modernité tardive dans la mesure où elle voulut conserver l’union de la nature et de la culture, des phénomènes naturels et du sens supérieur de l’expérience humaine qui caractérisent la pensée
religieuse
 » ( 10 ). Lui succède alors la société industrielle ou moyenne modernité, caractérisée par l’idéal d’un ordre rationnel. Enfin, vivant désormais au quotidien dans une société aux économies mondialisées dans laquelle l’individu prend une place toujours plus prépondérante, « une économie tournée vers le dehors et des conduites tournées vers le dedans » comme le dit encore Touraine, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la modernité, la basse modernité.

Giddens pour sa part adopte dans « Les conséquences de la modernité » une modélisation légèrement différente. Pour cet auteur, dans les sociétés pré-modernes, la sécurité ontologique est fortement liée à un espace local restreint, fortement circonscrit. Ce dernier s’agence autour de la parenté, de la communauté locale, en même temps qu’autour de la cosmologie religieuse, la tradition. Toutes ces institutions sont sources de confiance et de réassurance par leur stabilité. Le risque ne s’envisage alors que lié au milieu naturel avoisinant. Dans la société moderne aucun de ces quatre vecteurs n’a plus l’importance qu’il avait antérieurement. Remplacés par les relations de confiance que chaque individu entretient désormais avec ce que Giddens appelle les systèmes experts, les vecteurs traditionnels de la sécurité ontologique ne réapparaissent que lors de très grandes difficultés vécues, ce qui fonde la différence entre société pré-moderne et société moderne ( 11 ).

Pour Giddens, existe ensuite une première modernité s’étalant de la découverte du nouveau monde aux années 1975. Depuis cette date, nous sommes entrés dans une seconde modernité, qui s’affirme dans un développement du capitalisme à l’échelle planétaire, par un accroissement de la place de l’information, et une extension de la prise en compte de l’individu. Pour Beck, cette nouvelle étape signe aussi le début de la compréhension et la prise en compte des risques que court désormais l’individu avec le développement du Progrès ( 12 ). Celui-ci, loin d’être uniquement un facteur positif pour les individus, s’avère générer des risques de destruction de plus en plus démesurés à l’ensemble des individus. Les frontières et les classes sociales s’estompent face aux risques encourus, conduisant à une universalisation du risque.

Cette seconde modernité correspond pour Touraine à la basse modernité, ce que Castells dénomme pour sa part la société capitaliste-informationnelle dans son ouvrage « La société en réseau » ( 13 ). Pour ce dernier, l’un des éléments essentiels de cette nouvelle modernité réside dans l’expansion des échanges d’informations et la démultiplication des informations échangées, ce qui rejoint la perspective de Giddens.

De part sa dimension assez centrale et fédératrice, nous choisirons de nous référer au cours de ce travail à la catégorisation de Giddens, tout en gardant en conscience que cette seconde modernité intègre les perspectives de basse modernité de Touraine et de société capitaliste-informationnelle de Castells
(cf. graphique n°1).

Pour appuyer notre réflexion sur les évolutions des formes d’engagement collectif des individus dans le monde social, nous utiliserons plus particulièrement lors de notre recherche les ouvrages de Jacques Ion, Philippe Chanial, Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Sainsaulieu, Edith Archambault, ainsi que de manière plus élargie, la Revue du M.A.U.S.S. ( 14 ). L’ensemble de ces auteurs s’impose comme des références incontournables en matière d’analyses du secteur sans but lucratif. Sans définir un champ sociologique à eux tout seul, l’analyse produite par ces différents chercheurs dispose d’une transversalité qui les intègre pleinement aux perspectives et analyses des évolutions sociétales choisies plus haut. Les réflexions du M.A.U.S.S. génèrent en outre la question de la centralité nouvelle de l’association dans le rapport social, en regard du déclin des partis et des syndicats au cours de la seconde modernité.

Ces écrits se répartissent en deux groupes principaux. Les premiers nous renseigneront sur les militants, la forme actuelle prise par les engagements des individus dans les différentes structures qui composent le monde social. Ils interrogent le nouveau rapport social qui se tisse entre bénévole et structure d’engagement collectif, et explicitent les réorganisations actuelles du rapport entre engagement collectif et sphère privée. Les seconds nous permettront de préciser les modalités de fonctionnements actuels des structures, leurs projets, la nature de leurs activités, leur positionnement dans l’espace public, leur importance socio-économique. Ils renseignent de plus sur les rapports actuels entretenus par le secteur sans but lucratif avec les institutions, le marché et les individus. Ils interrogent enfin pour certains la place que prend actuellement ce secteur dans le politique, la res publica.

Le concept de transmission d’un message militant au travers des années s’appuiera pour sa part sur les écrits et réflexions portées par Olivier Fillieule, Nonna Mayer et Eric Agrikoliansky. Au travers d’un cas d’analyse, le mouvement altermondialiste, ces auteurs démontrent la capacité d’un message militant à se transporter dans le temps, disparaissant presque par instant pour ressurgir quelques années plus tard sous une forme renouvelée dans la société. Il existe donc au message militant une capacité transitive, que nous retrouvons selon nous avec l’engagement associatif étudiant, au travers de l’impact que ce dernier a sur les modes d’engagements des individus dans le monde social.

L’analyse des évolutions du monde étudiant et des mouvements étudiants nous amènera enfin à privilégier plus particulièrement les écrits d’Alain Monchablon, Christian Baudelot, Michel de la Fournière, Didier Fischer, Valérie Erlich, Claude Grignon, Louis Gruel, Bernard Lahire, Jean-Yves Sabot, Valérie Becquet, les travaux du G.E.R.M.E. ( 15 ), et les cahiers successifs de l’Observatoire de la Vie Etudiante. Ces travaux se partagent là aussi en deux groupes principaux. Le premier se compose d’écrits d’historiens et d’exposés, d’analyses d’expériences personnelles. Le second regroupe des travaux sociologiques divers, pour l’essentiel construit sur la population étudiante dans son ensemble, sur des bases quantitatives.

L’ensemble de ces textes, ouvrages, dont la liste exhaustive est fournie par notre bibliographie, constituera les pierres de soutènement de notre réflexion.

Graphique n°1 : schéma explicatif de l’évolution des idées et des différents types de société en France depuis le Moyen-Age.
Graphique n°1 : schéma explicatif de l’évolution des idées et des différents types de société en France depuis le Moyen-Age.

Notes
9.

( ) TOURAINE Alain, Pourrons-nous vivre ensemble ?, Editions Fayard, 1997, p 164.

10.

( ) TOURAINE Alain, Pourrons nous vivre ensemble ?, Editions Fayard, 1997, p 218.

11.

( ) Pour Giddens, « la confiance dans les systèmes abstraits est la condition de la distanciation spacio-temporelle, et des grandes zones de sécurité dans la vie quotidienne qu’offrent les institutions modernes, par rapport au monde traditionnel ». GIDDENS Anthony, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, 2002, p 120.

12.

( ) BECK Ulrich, La société du risque, Flammarion, septembre 2003.

13.

( ) CASTELLS Manuel, La société en réseau, Editions Fayard, 1999.

14.

( ) Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales.

15.

( ) Groupe d’Etude et de Recherche sur les Mouvements Etudiants.