Pratiques et relations économiques nouvelles :

Nous avons déjà évoqué, lors de notre première partie, la collusion d’intérêts liant P.D.E. et les mutuelles étudiantes régionales. De manière concrète, cela se retraduit par un journal « Acteurs étudiants » n’ayant comme seule publicité que des encarts de la S.M.E.R.R.A. et de l’U.S.E.M., et produisant régulièrement des articles sur la sécurité sociale étudiante et en faveur des mutuelles régionales.

Edouard Bidou, président de l’U.S.E.M. (Union des Sociétés Etudiantes Mutualistes), décrit clairement la situation de dépendance dans laquelle se trouvent placées certaines associations étudiantes partenaires des mutuelles régionales : « les assos étudiantes trouvent naturellement à développer des liens avec leur mutuelle. Cela se traduit sur le terrain par un rôle de relais des actions de prévention santé que mènent en continu les mutuelles régionales. » ( 236 ). Structures relais au service des mutuelles et de leurs politiques de communication, les associations étudiantes sont de fait subordonnées à ces organisations privées et à leurs objectifs.

Ces relations donnent à voir les nouvelles formes possibles d’enfermement des organisations associatives et celles qui peuvent, dans le futur, guetter les organisations du monde social, par l’expansion obligée de leur relation avec le secteur privé. Tandis qu’au cours de la période précédente, les associations couraient le risque de s’enfermer dans un discours et une pratique idéologique et dépendre des partis politiques, ces risques de liens de dépendances se situent aujourd’hui entre associations et organisations commerciales. A ce jour, ce type de collusion se donne surtout à voir entre monde économique et partis politiques. Nombre sont les articles de presse, jugements auprès de divers tribunaux, qui jalonnent depuis plusieurs décennies notre actualité à ce sujet. Les associations, en s’insérant désormais sur le champ du pouvoir et de la représentation, deviennent elles aussi des proies potentielles pour ces formes de relations.

Signe de l’importance que ces questions prennent désormais, la F.A.G.E. modifiera en 2001 ses statuts, afin de créer un comité de pilotage doté d’un droit de regard sur tout ce qui engage financièrement la structure. Composé de trois membres du bureau, du responsable du personnel, et de deux anciens désignés par l’A.A.A.F. (Association des Amis et Anciens de la F.A.G.E.), il peut saisir directement le C.A. pour toute dérive sérieuse de l’organisation. Si la décision d’un tel comité est certainement un choix des plus raisonnés dans une période de turbulences économiques croissantes, il convient toutefois d’observer que le mandat de ce comité se concentre aujourd’hui sur le domaine du financier, quand dans les années 60-70, le rôle dévolu à ces mêmes comités étaient de veiller à la santé politique des organisations ( 237 ).

Cette transformation du rôle et du mandat donnés aux comités de tutelle retraduit bien l’importance désormais prise par les enjeux économiques, au détriment des enjeux politiques. En même temps, ils sont les révélateurs des peurs dialectiquement liées à l’époque, affirmant le caractère capitalistique de notre actualité. Rares sont actuellement les organisations du monde social à avoir mises en œuvre des comités de pilotage similaires, conduisant donc à penser la dimension préfigurative de l’agir associatif étudiant sur ce domaine.

Depuis près d’une vingtaine d’années, des pratiques nouvelles en lien avec le monde économique apparaissent dans le monde étudiant. Elles naissent pour l’essentiel au sein des formations aux finalités explicitement commerciales ou financières : E.S.C., I.U.T., I.U.P. de commerce, … Ainsi, outre les juniors-entreprises, de nouveaux concepts d’associations émergent. L’association Chart PGSM fondée en 1991 à l’E.S.G.F. de Paris propose par exemple aux étudiants de gérer des portefeuilles boursiers, réels ou fictifs, à travers des clubs d’investissement. Elle dispose pour se faire d’une petite salle des marchés équipée et reliée en direct sur la bourse, organise aussi des visites et des conférences sur le monde de la finance ( 238 ).

Innovantes ont aussi été les pratiques de la Fed’Aix ( 239 ). Depuis 1997, cette structure organise lors de la rentrée universitaire un lieu de rencontre entre étudiants, acteurs du privé et institutions, sorte de préfiguration du guichet unique. Au sein de deux espaces clairement identifiés, les étudiants peuvent trouver lors de ces journées les représentants des services institutionnels indispensables, de France Telecom à la C.A.F., en passant par E.D.F., les services de logements, … Un second espace, spécifiquement dédié aux acteurs privés, permet aux étudiants de rencontrer les représentants des mutuelles, des banques, l’A.F.I.J., … Par leur positionnement, les associations étudiantes font ici l’interface entre les entreprises et les particuliers.

Face au délitement de la confiance constitutive de la seconde modernité (cf. notamment Beck, « La société du risque »), les associations étudiantes contribuent ainsi à faire renaître, par leurs actions et leurs présences, une certaine forme de confiance entre secteur privé et individus sur des bases nouvelles. Une telle dynamique de création de confiance dans le système par le mouvement associatif n’est pas nouvelle, Amnesty International ayant par exemple depuis sa création une forte volonté de crédibilité de son action qui, même si elle remet en cause certains Etats, solidifie l’ensemble de la modernité. Cependant, les modalités mises en œuvre par le monde associatif étudiant, à savoir recrédibiliser les acteurs économiques et non plus les acteurs institutionnels, sont en revanche totalement novatrices.

Les associations étudiantes se donnent aussi comme ambition d’être vecteur d’impulsion de changement des pratiques entrepreneuriales. Ainsi, l’association « Les trophées de l’emploi » (Sciences de Gestion de l’Université Marseille III) organise chaque année la remise d’un trophée du même nom. Ces derniers ambitionnent de récompenser les entreprises les plus dynamiques de la Région, en partenariat avec l’A.P.E.C., l’U.R.S.A.A.F., l’A.N.P.E., le Conseil Général, le Conseil Régional, ainsi que des entreprises privées comme Auchan ou Solac ( 240 ). Dans le même sens, en 1997, l’association des étudiants en A.E.S. de Lille III en était à la 12eme édition du prix « Création », qui récompense les entreprises s’étant distinguées « par la réalisation d’un produit nouveau ou d’une croissance particulièrement dynamique pour une jeune entreprise », pour un total des prix de 160 000 frs (25 000 € environ).

Les associations étudiantes tentent dans le même temps de faire émerger des formes nouvelles d’échanges, en diversifiant les origines des partenaires économiques sur une même opération. Ainsi, lors de ses opérations « petits déjeuners », la F.A.P. VI, fédération des associations étudiantes de Paris VI, fait se côtoyer des produits provenant à la fois d’entreprises privées (Kellogs) et de structures de commerce équitable ( 241 ). Pour pragmatique qu’elle apparaisse, cette solution est surtout préfigurative d’un rapport nouveau des individus envers leur consommation. Participant en effet actuellement à titre personnel à divers échanges entre responsables et acteurs du commerce équitable, il semble en effet se dessiner une tendance à la multiplication des sources d’approvisionnements en produits de consommation courante pour les individus. Cette diversification n’est en rien contrainte, elle est choisie comme un moyen de ne pas privilégier un secteur au détriment d’un autre, pour permettre en quelque sorte à chaque interlocuteur de se développer raisonnablement.

En inscrivant leur démarche dans une perspective de complémentarité des produits, une telle approche permet en effet de banaliser l’approche éthique, équitable, afin de la rendre plus accessible à l’ensemble des citoyens. Elle permet à chaque acteur de rentrer dans une démarche qualitative de manière graduelle et à son propre rythme. Loin des perspectives absolutistes, cette familiarisation progressive des étudiants aux produits nouveaux du commerce équitable inscrit l’action des associations étudiantes dans une dynamique fortement formatrice des générations montantes, et à ce titre, préfigure les comportements usuels des citoyens consommateurs de demain. Elle confirme en outre le rôle d’école de formation au développement qu’incarnent les associations étudiantes, tel que nous avions pu le mettre en évidence lors de nos précédents travaux ( 242 ).

Cette dimension innovante du monde étudiant sur la sphère économique est du reste reconnue par le monde de l’entreprise lui-même. Ainsi, en
novembre 1995, Nestlé organise dans les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs les « Tribunes Nestlé » avec l’aide des associations étudiantes des lieux. Espaces de rencontres, ces forums ont eu pour objectif de susciter chez les étudiants une réflexion prospective sur la place de l’entreprise dans la société, sur ses valeurs, et sur ses responsabilités vis-à-vis de ses interlocuteurs. S’inscrivant fortement dans une démarche citoyenne, ces colloques se donnaient à charge de faire émerger les attentes des futurs cadres envers les entreprises, amenant de ce fait ces dernières à se transformer. L’impact des associations étudiantes et de l’engagement de ses bénévoles ne se situent donc pas uniquement sur les modes d’engagement des individus dans le secteur sans but lucratif, mais aussi sur les modalités à venir de l’engagement professionnel des individus.

Notes
236.

( ) Décisions Etudiantes n°56, mars 2001.

237.

( ) Le cas de la fédération des étudiants de Strasbourg, mise sous tutelle par les anciens de la structure en 1968 parce que le bureau avait été récupéré par des étudiants situationnistes (cf. chapitre II) est à ce titre révélateur des transformations des dynamiques à l’œuvre alors, et de la forte différence d’avec celles d’aujourd’hui.

238.

( ) Décisions Etudiantes n°8, mai 1995. http://www.chartpgsm.com.

239.

( ) Fédération des associations étudiantes d’Aix.

240.

( ) Décisions Etudiantes n°32, mai 1997, p 1 & Décisions Etudiantes n°61, octobre 2001, p. 2.

241.

( ) Décisions Etudiantes n°52, novembre 2000, p 3.

242.

( ) LICHET Thierry, op. cité.