Affirmation des identités individuelles :

A la différence de la période précédente, l’époque actuelle est celle, pour le mouvement associatif étudiant, de la fin du « grand leader », et de la naissance d’une multiplicité de « micro-leaders ». Il arrive parfois que ces derniers prennent une importance nationale rapide quand, dans le même temps, les dirigeants des organisations nationales ou des fédérations locales étudiantes restent inconnus pour l’ensemble des étudiants. C’est le cas par exemple lors des manifestations étudiantes. J’ai personnellement vécu le fait d’être interviewé par presque toutes les chaînes de télévisions lors des manifestations étudiantes des années 96 et 97, quand le président de la F.A.G.E. de l’époque, de P.D.E ou celui d’AnimaFac restaient d’obscurs inconnus pour le public et les étudiants.

Ce phénomène s’observe aussi dans les conflits qui parfois naissent entre représentants associatifs étudiants locaux et présidences d’universités (cas de la cafétéria de Toulouse-Richter, ou de l’université Versailles/Saint-Quentin). Désormais, les responsables associatifs locaux n’hésitent plus à aller à l’affrontement direct avec l’institution universitaire, tandis que dans le même temps, les organisations nationales adoptent un discours, une attitude plus en retrait. Il s’ensuit évidemment une absence d’influence, d’existence formelle des représentants de ces organisations aux yeux des étudiants, qui leurs préfèrent les leaders émergés du local.

Le cas des transfuges de la F.A.G.E. vers P.D.E. (cf. Chapitre I, Partie I-C) sont aussi à envisager au travers du prisme de l’affirmation des identités individuelles. Ils donnent à voir des transferts d’allégeance, signe donc d’un transfert des engagements des individus. Cependant, nous ne sommes pas dans l’abandon de l’engagement suite à une rupture entre le cercle de l’engagement et les cercles de la vie individuelle (vie de famille, profession, …), ni dans un abandon consécutif à un déclin de l’idée F.A.G.E. en regard des évolutions de la société (comme a pu le connaître en son temps le P.C.F.). Nous sommes en revanche dans une analyse d’opportunité pour les individus et éventuellement leur structure, qui déclenche une réorientation de l’engagement au profit d’un autre plus « rémunérateur » en termes de reconnaissance et d’ascension sociale.

Désormais, pour les individus militants, il se développe aussi le sentiment subjectif que le temps est compté et que les opportunités sont peu nombreuses. Elles doivent donc être saisies lorsqu’elles se présentent à soi ( 288 ). Ces postures, pour inédites qu’elles aient pu paraître à l’époque sur le milieu étudiant, peuvent cependant, à la lumière des dernières élections présidentielles, être considérées comme préfiguratives des modalités des engagements des individus dans le monde social (cas de M.Besson notamment).

Selon qu’il s’agit d’une association de filière, d’une fédération ou d’une association thématique, les processus de représentation, de délégation de la parole au leader, s’opèrent de manière différentielle. Seul le dernier cas voit une mise en œuvre de type « engagement distancié », avec notamment :

  • contestation du couperet du vote,
  • réappropriation par tous de l'usage de la parole : désacralisation de son usage, elle n'est plus uniquement réservée aux dirigeants.

Construction caractéristique de ce modèle, le réseau Moules-Frites se décrit comme « une anarchie organisée… Il n’y a ni chef ni élu, que des représentants qui ne choisissent jamais en leur nom mais qui jouent le rôle de relais. M.F. est une organisation mouvante » ( 289 ). Dans leur ensemble, les associations thématiques se décrivent à la fois comme indépendantes et autonomes, tout en participant à des regroupements tels que les fédérations locales. Des structures aux rapports aussi distendus restent encore rares dans le monde social. Ceci laisse donc à penser un impact à venir sur le monde social. En effet, l’une des pistes de reconfiguration sur laquelle nous travaillons au sein de Max Havelaar France dans le cadre du comité de pilotage pour sa refonte et sa redéfinition stratégique 2009-2012 intègre cette hypothèse comme futur potentiel de l’organisation et des engagements des structures locales participant à son développement.

Sur le terrain, apparaissent de nouvelles associations fondées sur des micro-projets, eux-mêmes inscrits dans un quotidien immédiat et dans le faire : « courir le marathon Shell », « organisation d’un colloque sur l’euro », « tentative de record du monde », « rallye pharma », « construire un télescope », « édition d’un guide de Lyon gratuit », … La plupart de ces projets sont uniques, et sont autant de participation à l’expansion de l’individualisation des rapports sociaux. En effet, ces projets concrétisent la passion d’une ou deux personnes, qui cherchent un cadre juridique formel pour une mise en œuvre de celui-ci. Dans le cadre de notre enquête, cette population d’associations regroupe près de 20 % du nombre des associations thématiques.

Cette tendance à l’expansion des micro-projets, pratiques individuelles plus que collectives, se donne à voir notamment dans l’évolution du rapport entre associations de filières, traditionnellement plus inscrites dans le collectif et les modalités d’engagement de la société salariale, et les associations thématiques (cf. graphique n°28).

Comme le montre le graphique ci-dessous, on assiste au fil des années, et notamment à partir du milieu des années quatre-vingt, à une inversion dans les modalités de l’engagement collectif étudiant. Alors qu’antérieurement, les associations de filières représentent l’essentiel des engagements bénévoles étudiants, l’écart se tasse très fortement entre les deux types d’organisations à partir de 1985. Lapeyronnie et Marie notent du reste dans « Campus blues » sensiblement à cette période l’importance croissante de l’émotion et de l’affect dans les engagements des étudiants. La prédominance des projets fondés sur l’affect apparaît clairement à partir des années 95. Cette évolution confirme la place plus importante prise par les investissements personnels et individuels dans la construction des formes de l’engagement collectif au sein de la population étudiante, et la participation du mouvement associatif étudiant aux dynamiques d’expansion de l’individualisme dans les formes de l’engagement collectif dans le monde social.

Graphique n°28 : comparaison des taux de création entre associations de filières et associations thématiques.
Graphique n°28 : comparaison des taux de création entre associations de filières et associations thématiques.

Source : enquête propre.

Cependant, si tous les types d’idées se côtoient dans le cadre de ces micro-projets, il est rare de voir naître des associations centrées uniquement sur le bien-être d’un groupe d’étudiants. La dimension individualisation du nouvel individualisme se fait donc moins immédiatement visible dans toutes ses facettes, seules les dimensions les plus ouvertes sur les autres, ou les plus marquées par une activité de création, de réalisation trouvent écho sur le monde étudiant. Si celui-ci participe donc de l’expansion de l’individualisme sur les formes de l’engagement collectif dans le monde social, il ne l’est donc que dans ses aspects les moins individualistes.

Les associations locales travaillant sur ces thématiques, expression d’identités particulières, sont le plus souvent des organisations indépendantes et autonomes, renforçant encore cette dimension d’affirmation des identités. Ainsi en est-il, par exemple, de l’association « Rencontre à petits pas » qui, sur Lyon I, se donne pour objectif de lutter contre l'exclusion en proposant aux étudiants plusieurs activités de rencontre entre le campus de la Doua et les quartiers populaires voisins : soutien scolaire, alphabétisation et jumelage avec des écoles primaires, collèges et L.E.P. de Vaulx-en-Velin. Cette structure s’est construite en marge du B.D.E. INSA, structure instituée, ancienne et importante.

Ses bénévoles auraient pu tout aussi bien développer leur activité au sein de celui-ci. Cependant, a prévalu la volonté de construire et de faire reconnaître une différence, de l’institutionnaliser comme telle. Ceci permet de sauvegarder l’authenticité du projet. L’action de la structure indépendante n’est pas effacée par le développement d’autres moments forts au sein d’une plus grande organisation. Les bénévoles peuvent ainsi se concentrer à la réalisation d’une seule et unique tâche sans souffrir des contraintes nées de l’appartenance à une structure plus importante, souvent la finalisation ultime d’un projet d’ampleur commandant en effet l’abandon des projets et actions annexes.

L’affirmation de l’individualité du projet se réalise ainsi plus efficacement dans l’indépendance formelle, qui autorise de plus une place mieux reconnue dans la négociation avec des partenaires, quels qu’ils soient. L’individualité tend à disposer ainsi de plus de poids que l’appartenance à un groupe, à un collectif, dans la négociation avec des interlocuteurs de statut équivalent. Par son action, le monde associatif étudiant institutionnalise ce nouveau rapport individu/collectif. L’apprentissage de cette expérience par les bénévoles et leurs interlocuteurs ne peut que les conduire à reproduire ultérieurement celle-ci au travers d’autres engagements au sein du monde social, impactant de fait les formes futures de l’engagement collectif des individus dans le sens d’une plus grande affirmation de l’individu.

L’indépendance, la différenciation croissante des individualités comme des structures ne s’accompagnent donc pas d’un rejet de l’autre mais bien de la construction d’un nouvel agencement entre les individualités, autorisant la prise en compte réelle et efficace des avis de chacun. La délégation de parole s’estompe, laissant place à une négociation permanente. Dans ce procès d’égalité formelle de tous avec tous, dans ces modalités de négociations qui fondent l’action d’une association avec une autre, s’expriment les modalités post-industrielles du commun mises en évidence par Giraud. C’est aussi la mise en acte de ce que pressent Sainsaulieu lorsqu’il affirme que « les associations sont confrontées à la mise en oeuvre de pratiques susceptibles de mieux concilier projets individuels et projets collectifs. Une autre modernité se dessine au carrefour du procès de rationalisation indispensable aux systèmes productifs complexes et procès de subjectivation ou de reconnaissance des individus comme acteurs et sujets de leur devenir personnel et collectif » ( 290 ). Le nouvel agir associatif se construit donc de manière clairement visible au niveau de l'action associative étudiante, par une institutionnalisation désormais plus forte des individualités dans l'action collective.

Notes
288.

( ) Olivier Fillieule montre ainsi dans « Le désengagement militant » l’expansion du sentiment utilitariste dans les choix des postes et engagements des militants, depuis le début des années 80. FILLIEULE Olivier, sous la direction de, Le désengagement militant, Belin, 2005.

289.

( ) Décisions Etudiantes n°59, juin 2001.

290.

( ) LAVILLE Jean-Louis & SAINSAULIEU Renaud, op. cité, p 301.