Abandon de la mémoire :

Cette tendance à l’abandon des formalismes conduit à voir disparaître peu à peu la mémoire des associations, et notamment celle des associations de terrain. Les bénévoles se concentrent désormais sur l’immédiat, l’instantané. Ainsi, lorsque l'on interroge les représentants d'associations sur l'année de création de leur structure, donnée juridique la plus importante avec l'adresse, plus du quart d’entre eux (25,7 %) ne peuvent citer ou retrouver cette date (alors que dans près de 60 % des cas, le questionnaire aura été rempli par le président) (source : enquête propre).

L'association, l'équipe vit donc de plus en plus dans le hic et nunc. La création et la mise en oeuvre de projets s’imposent, au détriment de leur suivi formel. Ainsi, l’A.G.I.L. a réalisé pendant deux années consécutives une importante soirée regroupant tous les B.D.E. d’I.U.T. de Lyon, puis, le bureau changeant, abandonna ce projet pour réaliser une journée de compétition sportive entre tous les I.U.T. lyonnais. Ce projet fut reconduit deux années de suite. Il n’y eu jamais d’analyses faite sur l’efficience de chacun des projets réalisés. La formalisation de l’action menée se pose moins comme suite et conclusion de l’action que comme lourdeur administrative inutile. Le positionnement plus volontaire que prennent les bénévoles étudiants vers une logique de création de projets multiples et cet abandon de plus en plus marqué du formalisme donne à voir une figure potentielle des formes à venir de l’engagement collectif dans le monde social.

La mémoire collective, source de communication, à la fois cause et effet de la communauté qui la supporte, ne se cristallise pas en écriture, en traces effectives. Elle se crée et disparaît donc à chaque fin de mandat. Elle devient une mémoire collective spécifique de l'équipe qui la porte, d'un temps particulier, ressort du domaine de l'oralité et reste en perpétuelle reconstruction, puisque les acteurs étudiants changent cycliquement.

Il est ainsi courant de voir une équipe achopper sur un problème, une difficulté déjà rencontrée quelques années auparavant par la même association, mais dont il ne reste pas trace. J’ai pu ainsi voir plusieurs bureaux successifs d’associations se heurter aux mêmes difficultés en matière de politique d’affichage et de promotion de leurs évènements. Les formes nouvelles de l’engagement collectif des individus se retranscrivent donc, dans le milieu associatif étudiant, par un phénomène de parcellisation de la mémoire collective, et par une disparition de la notion de partage effectif de
celle-ci ; chacun souhaite implicitement être ou devenir l'unique dépositaire d'une époque, d'un acte.

Cette personnification progressive de la mémoire s’inscrit dans le processus social d'individualisation. Tout un chacun peut ainsi, par ce mode d’action, devenir référence, une autorité ou un dépositaire reconnu de savoirs pratiques, dont les exploits, les faits et la geste transcenderaient les générations étudiantes futures. La construction du nouvel individualisme s’adjoint dans le milieu associatif étudiant d’une gestion de la mémoire, où la maîtrise du temps et du savoir devient un moyen d’affirmer son individualité dans le rapport collectif.Il est arrivé pendant plusieurs années consécutives à l’A.E.B.L. (Association des Etudiants Biologistes de Lyon) de définir ses choix et orientations en interrogeant régulièrement l’un de ses anciens présidents, pourtant entré dans la vie professionnelle.

Si une telle pratique de l’oubli permanent existe au niveau des structures, peut-on pour autant dire qu’il en est de même pour les bénévoles qui les composent ? Rien n'est moins sûr. En effet, nous touchons sur ce point à l'apport expérientiel de l'acte associatif étudiant. Nous sommes ici, par la répétition des erreurs et des difficultés, dans le champ de l'apprentissage par expérience concrète, et non pas par explication ou par lectures. Le « faire » est plus important que « l'avoir lu », souvent même que « l'avoir écouté ». L'apprentissage ici et maintenant se voit privilégié au détriment de la lecture de l'histoire ou l'écriture des actes, supports essentiels à la construction du futur dans une continuité. C'est bien cette ligne qui est ainsi constamment remise en cause, et chaque année voit sa nouvelle génération de novateurs.

Par la création de cette discontinuité avec le passé, le bénévole conçoit la vie de la structure comme étant celle qu'il écrit, sans référence à toute histoire. La montée de l'individuation s'accompagne alors d'une mise au rebut de l'histoire. Sous un angle parallèle, un phénomène identique peut être observé dans les organisations du monde social, avec l’arrivée des deuxièmes générations de bénévoles et des professionnels et la disparition progressive des fondateurs. Le processus est cependant moins flagrant, de part la plus grande continuité des engagements actuels dans le monde social.