Croissance de l’informel et importance croissante de la vie privée dans les modalités de l’engagement :

Cette croissance de l’informel dans la construction des nouvelles individualités et dans les modalités d’engagements des individus s’observe notamment au travers des transformations des modes d’appartenance au groupe. Ainsi, le mode de recrutement des associations étudiantes s’excentre de plus en plus hors du champ électif et procédural. Sont privilégiés l’informel, la discussion ou l’instant (« rencontres informelles », « lors d’une manifestation ») au détriment du système électif et de représentation (cf. graphique n°31).

Graphique n°31 : les modes de recrutement dans les associations étudiantes.
Graphique n°31 : les modes de recrutement dans les associations étudiantes.

Source : enquête. Les pourcentages sont établis sur 2822 citations.

Comme le montre le tableau ci-dessus, « la rencontre informelle avec des groupes d’amis » constitue la modalité la plus importante dans les modes de recrutement des bénévoles associatifs étudiants. En revanche, des modalités plus traditionnelles comme « par des équipes qui se constituent pour être élues » ou « lors de la rentrée suite à des stands ou des interventions en amphis » rencontrent un succès plus mitigé.

Le n°54 de « Décisions Etudiantes » (janvier 2001), au travers de la fiche technique intitulée « Comment recruter un bénévole ?», confirme largement ces résultats. Ainsi, pour le recrutement de nouveaux bénévoles, il est vivement conseillé de « « Parlez : bouche à oreille ou bouche à bouche … Une association étudiante, c’est avant tout des amis. Ne pas hésiter à en parler à ses camarades d’amphis et à ses amis » ( 292 ). Désormais les liens inter-individuels servent de base à la construction des engagements collectifs des étudiants, au détriment de modalités d’actions plus typiques de la société salariale. Lorsque j’ai créé la Fédération des Etudiants d’I.U.T., j’ai « recruté » personnellement une partie de mon équipe, parmi les membres de ma précédente fédération. Sur les cinq membres du premier bureau, trois étaient des personnes « recrutés ». Ces pratiques nouvelles dans le monde associatif étudiant retraduisent l’accroissement de la dimension informelle dans les engagements, en même temps qu’elles révèlent la participation du mouvement associatif étudiant à la construction de réseaux d’individus, formes nouvelles de l’engagement collectif dans le monde social.

Elles tendent à donner aux engagements et aux structures une forme davantage sociétaire. En effet, ces « rencontres informelles » ne peuvent être en toute logique établies sur la base de la socialité primaire. Dans ce cas-ci, les modalités choisies auraient été du type « par des équipes qui se constituent pour être élues » voire « lors d’une manifestation », puisque la socialité primaire aurait joué en faveur de la construction de liens antérieurs à une « rencontre informelle entre amis » : on ne se découvre pas, lors d’une rencontre informelle, disposer avec d’autres de liens de socialité primaire, qui sont sensés être les plus structurants et constitutifs de l’histoire commune des individus qui la partage.

L’écoute des bénévoles et responsables d’associations étudiantes sur ce sujet confirme cette tendance. Ainsi, pour Sylvain, ancien président de la F.E.D.E.L., « tout ceci [l’existence de la fédération] n'a de sens que si cette inter-association rassemble un réseau d'amis le plus large possible sur les 3 campus ». Par la construction de réseaux d’individus, le mouvement associatif étudiant participe activement à l’affirmation et l’institutionnalisation de ces derniers comme nouvelle modalité de l’engagement collectif dans le monde social.

L’expansion des pratiques informelles et l’importance des relations inter-individuelles dans les nouvelles modalités de l’engagement collectif des individus se donnent aussi à voir dans les modalités de gestion des projets. Ainsi, Delphine, ancienne élue étudiante au C.A. de l’Université de Metz raconte : « Dès le début 91, nous sommes présents aux élections universitaires de Metz. La campagne est lancée sur fond de bouches à oreilles et système D. A force d'arpenter les couloirs de l’Université, nos candidats se font connaître et les élections sont gagnées. …  La FEDEL ne s'arrête pas en si bon chemin. Le petit groupe d'amis à l'origine s'agrandit ». Les pratiques mises en œuvre s’avèrent ici fortement éloignées des campagnes procédurisées, telles que peuvent les mettre en œuvre des organisations syndicales par exemple. Le bouche à oreille, les relations inter-personnelles sont un support en même temps qu’un concurrent efficace au tractage et au placardage d’affiches.

Les recommandations faites aux associations dans l’élaboration de leurs relations extérieures retraduisent elles aussi l’importance de l’informel. Ainsi, dans le n°59 de « Décisions Etudiantes », on trouve notamment le conseil de faire, dès la rentrée, le tour des incontournables de l’Université, au premier rang desquels … le concierge : « si vous entretenez de bonnes relations, il pourra vous laisser travailler plus tard le soir, … il réceptionnera les colis en votre absence, il orientera les étudiants vers vous, … A l’inverse, il peut tout à fait cafter à la C.H.S. que des émanations de Punch, en pleine macération pour la prochaine soirée, parfument tout le hall de la fac… Il faut donc veiller particulièrement à copiner franchement avec lui … En lui proposant de goûter le punch par exemple ! » ( 293 ).

Dans le même sens, la réalisation des projets conduit parfois les associations à faire appel à des bénévoles supplémentaires, pour des actions ponctuelles. Il s’agit le plus souvent de tâches requérant un haut degré de technicité (compétences qui ne sont alors pas détenues par l'association), ou pour la réalisation d’une tâche précise : maîtrise de l'outil informatique, connaissance d'un réseau, ... L’informel régit le processus d’intégration.

Ces bénévoles, qui évoluent le plus souvent depuis longue date à la périphérie gravitationnelle de l'association, intègrent celle-ci par simple cooptation. Ainsi, Annabel, ancienne de la F.E.D.E.L., et élue au Conseil d’Administration de l’Université de Metz : « On y entre parfois comme moi, sur la pointe des pieds, du bout du nez comme par peur de déranger. Avec juste le sentiment que dans ma vie étudiante, il restait une disponibilité, une envie de s'investir, de côtoyer des gens animés par cette même flamme. … Me voici élue étudiante, cooptée, admise dans le cercle » ( 294 ). Cette pratique, pourtant plutôt caractéristique du modèle industriel s’exprime sur le monde étudiant de manière récurrente, de part ses aspects fortement informels et inter-personnels.

Cette logique s'apparente à celle exposée par Pecqueur ( 295 ) sur le développement local comme facteur de recrutement de technicité, de « matière grise », par les solidarités de réseaux, dans le développement industriel. La logique des réseaux pour accéder à un rôle social et à une fonction participe en cela totalement de l’affirmation d’un nouveau modèle de l’engagement collectif sur l’ensemble de la société, s’appuyant sur des pratiques et des modèles d’action plus typiques de la société salariale. Les nouvelles modalités de l’agir associatif progressent ainsi par l’action conjointe d’un développement de l’individualisme et des pratiques informelles et relationnelles en même temps que par le retour des aspects plus premiers de la pré-modernité.

Dans le même temps, de nouvelles modalités d’agir collectif se développent, et intègrent cette dimension informelle comme modalité de l’action. Ainsi, tranchant avec les faibles temps de permanence observés précédemment et les pratiques de l’ensemble du monde associatif, les temps d’investissements des bénévoles associatifs étudiants s’inscrivent dans l’intensité et la durée
(cf. graphique n°32).

Graphique n°32 : les temps d’investissement des bénévoles associatifs étudiants
Graphique n°32 : les temps d’investissement des bénévoles associatifs étudiants

Source : enquête. Les calculs sont effectués sur 1619 réponses, non réponses exclues.

Si près des ¾ des bénévoles s’investissent moins de six heures par semaine, il convient néanmoins de comparer ce chiffre avec le temps consacré par les bénévoles sur l'ensemble du secteur sans but lucratif en France.

Ainsi, selon le rapport du C.R.E.D.O.C. ( 296 ) :

Or, le taux d'adhésion, lui, est de 45,6 % de la population française, sachant que dans le même temps, 19,1 % des bénévoles adhèrent à plus d'une association. Par calcul, il apparaît donc que la proportion des français s’investissant plus de
cinq heures par mois dans leur association n’est au mieux que de 15,9 % ( 297 ).

De manière plus générale, Lionel Prouteau et François-Charles Wolff ont montré, à partir des études de l’I.N.S.E.E., que le don de temps des bénévoles pour leurs activités associatives sur l’ensemble de la population était de
deux heures et demi par semaine, avec là aussi de forts écarts-types, traduisant une forte dispersion. Cependant, selon cette même enquête, les bénévoles les plus investis le sont à hauteur de six heures par semaine (11 % de la population totale bénévole), jonglant le plus souvent sur plusieurs structures ( 298 ).

Or, sur le milieu étudiant, plus de 75 % des militants associatifs dépassent allégrement les cinq heures d’investissement mensuel, le plus souvent dans une seule structure. L’encadrement en bleu sur le graphique n°31 révèle même une forte dépendance observée par Sphinx sur la tranche deux à six heures par semaine. La moyenne du temps d’investissement par semaine s’élève à près de six heures et demi, tandis que 26 % des bénévoles dépassent sept heures de temps hebdomadaire d’investissement. La notion du temps d'investissement des bénévoles montre donc une dichotomie importante entre société civile et société civile étudiante. Comme nous l’avons montré dans notre annexe n°7, les temps d’investissement des bénévoles étudiants dépassent largement celui de l’ensemble des acteurs du monde associatif dans son ensemble. Il représente en moyenne l’équivalent de 1,74 emplois équivalents temps pleins par association, ce qui est nettement supérieur à la moyenne de l’ensemble du secteur associatif
(cf. annexe n°7 : « Les temps d’investissements des bénévoles associatifs étudiants »).

Le monde associatif étudiant se fait donc ici promoteur d’une nouvelle pratique sociétale, dans laquelle l’investissement est beaucoup plus important, mais dans le même temps de moins en moins visible institutionnellement (cf. paragraphe précédent relatif aux temps de permanence dans les locaux). Citons à ce titre Sylvain, ancien président de la F.E.D.E.L., dont les modalités d’action retraduisent ce type d’intense investissement personnel : « C'est ainsi qu'une poignée d'idéalistes dont je fais alors partie investissent la plus grande partie de leur temps libre au service de cette idée simple : la dynamique étudiante sur les campus à travers ses assos, corpos et BDE, doit être aidée afin de pouvoir continuer à créer d'une part et demeurer d'autre part les acteurs des projets qui concernent la vie étudiante à Metz » ( 299 ). Il bouscule à ce titre les pratiques ambiantes, et impose progressivement un nouveau modèle d’engagement dans le collectif pour les individus.

Cet important investissement temporel est du reste appuyé par la durée des investissements associatifs étudiants militants en termes de période
(cf. graphique n°31). Si près de la moitié des bénévoles associatifs étudiants ne s’investissent qu’une année (ces chiffres doivent toutefois prendre en considération que parfois ce sont justement des premières années qui
répondent …), 38,7 % des bénévoles s’impliquent plus d’une année. Au détour des articles de « Décisions Etudiantes » se loge parfois l’exposé d’investissements individuels de longue durée. Ainsi cet article sur l’association Alternative Aix, association de Droit de l’Université d’Aix, dans le n°58 de mai 2001 : « Charles-Jacques Martinetti, président d’Alternative depuis 1996, évoque ce passé, … ». Des investissements associatifs d’une durée supérieure à cinq années sont donc visibles même au sein de petites associations locales.

Le calcul de la moyenne sur le graphique n°17 complète et confirme l’importance de cette dynamique d’investissement. Les bénévoles s’investissent en moyenne près de 17 mois, soit plus d’un an et demi. Ces chiffres importants doivent certes être relativisés par l’écart-type (près de neuf mois). Ces résultats nous amènent cependant à infirmer l’idée d’une faiblesse de l'investissement associatif dans le milieu étudiant. La durée de l'investissement bénévole dans ce dernier dépasse largement celle de la société civile, donnant peut être à voir les formes à venir des engagements collectifs des individus dans le monde social.

En revanche, les formalismes liés à la durée disparaissent : C.A., A.G., réunions, notamment pour les structures les plus petites, de même que le temps de présence et la rythmicité des permanences déclinent. L’investissement bénévole étudiant se fait de moins en moins visible, de plus en plus flou. Il cherche à échapper le plus possible à toute tentative de définition, de contrôle, de repérage institutionnel. Il est possible que cette caractéristique du monde associatif étudiant se développe au fil des années dans le monde social, de par les phénomènes de diffusion et de reproduction des expériences acquises.

Notes
292.

( ) Décisions Etudiantes n° 54, janvier 2001, p 8.

293.

( ) Décisions Etudiantes n°59, juin 2001, p 8.

294.

( ) http://www.fedel.net.

295.

( ) Pecqueur Bernard, op. cité.

296.

( ) BELORGEY Jean-Michel, 100 ans de vie associative, Presses de Sciences Po, 2000.

297.

( ) ARCHAMBAULT Edith, Le secteur sans but lucratif, p 123 & 124. A partir de ces chiffres, nous pouvons donc dire que 43 % des 45,6 % des français adhérents à une association s'investissent plus de 5 heures par mois. Ce qui ne représente déjà plus que 19,6 % de la population française.
Compte-tenu du fait que 19,1 % d'entre eux sont membres de deux associations au moins, le pourcentage de bénévoles actifs (c’est-à-dire s'investissant au minimum 5 heures par mois dans une association) dans la population française n'est en fait que de 15,9 % au mieux.

298.

( ) PROUTEAU Lionel & WOLFF François-Charles, Donner son temps - Les bénévoles dans la vie associative, dossier économie et statistique n°372, INSEE, 2004.