4) Les fédérations, une synthèse pragmatique des différentes perspectives politiques.

Les fédérations constituent le lieu de construction d’un lien commun entre ces différentes dynamiques. Cet assemblage de modalités d’agirs collectifs différentes explicite concrètement la participation des associations étudiantes aux transformations des modes d’engagements des individus dans le monde social.

L’ensemble des dynamiques sociales à l’œuvre dans l’émergence du sujet de la seconde modernité influe sur les modes de construction des formes d’engagements collectifs. Spécialisation des projets, force donnée au local, mise en réseau des personnes, des savoirs et des organisations, place grandissante du capitalisme et de l’information, nouvelles potentialités contestataires pour le secteur associatif, autant de dynamiques qui ont touché de plein fouet les organisations préexistantes à l’avènement de la société capitaliste-informationnelle, qu’engendré des constructions collectives nouvelles.

Ces évolutions ont elles-mêmes généré une transformation des formes du discours et de la mobilisation, qui deviennent plus spécialisées en même temps que complémentaires. Ainsi, les associations de filière mobilisent facilement les étudiants autour de la valeur de la filière et de sa dimension pré-professionnelle. Cependant, elles ne disposent le plus souvent que de peu d’éléments d’ordre politique, au sens de dépassement de leur action propre. Cette dimension se trouve rejetée, comme résurgence des discours politiciens des années
soixante-dix. Au final, c’est le sens de l’action qui se trouve être quelque peu absent de la logique des associations de filière.

Certaines associations thématiques développent en revanche une approche plus politique de l’action associative étudiante, dans le sens où elles s’attachent à essayer de transformer une réalité sociale. Cependant, fonctionnant essentiellement sur un mode communautaire, il s’ensuit une influence tout autant qu’une notoriété plus relative de leur action auprès du public étudiant. Presque à l’inverse des associations de filières, elles disposent de la force du discours et du sens, mais pas de celle du nombre. Ainsi, les associations du réseau I.S.F. (Ingénieurs Sans Frontière) qui ambitionnent de mettre en oeuvre des projets d’entraide technique Nord-Sud et d’aider au développement de communautés locales par l’appui de l’ingénierie des étudiants des écoles d’ingénieurs, ne se composent en moyenne que d’une dizaine de bénévoles, quand le B.D.E. de l’école en comporte pour sa part une vingtaine (source : enquête).

Une telle multiplicité des agirs retranscrit en acte l’individuation progressive des rapports sociaux dans le cadre du développement des nouveaux modes de l’engagement collectif. S’exprime ici un nouveau rapport au politique et à la chose commune. Ce dernier se construit essentiellement à partir d’expérimentations personnelles réalisées par le sujet, qui viennent contrebalancer à la fois les identités collectives et les éventuels héritages. Ainsi, comme le note Anne Muxel, « entre héritage et expérimentation, le jeu se ferait donc à part égale mais sans grande prévisibilité quant au mécanisme qui en bout de course prévaudrait, composant ensemble les legs et les apports nouveaux » ( 328 ).

Le lieu de rencontre que sont les fédérations locales est dans le même temps un lieu de synthèse et d’élaboration d’une identité et d’un projet politique local et national commun. Ces derniers se voient fondés autour de valeurs partagées, représentées le plus souvent par les associations thématiques adhérentes (humanitaire, social, développement culturel, …), qui donnent sens à l’action de mobilisation des associations de filières.

Tenant à la fois du réseau et du brassage permanent, les fédérations locales semblent augurer une nouvelle mise en œuvre de l’agir associatif, dans lequel interagissent de manière complémentaire, différenciée en même temps mutualisée, les différentes formes de l’engagement social. Nous retrouvons ici les propos tourainiens en matière de mouvement culturel et plus particulièrement des acteurs politiques de demain ( 329 ). Confirmant en cela que la jeunesse est l’un des acteurs historiques les plus manifestes, l’observation du mouvement associatif étudiant nous donne ici à voir les prémisses des formes futures de l’engagement collectif des individus dans le monde social.

Au sein des fédérations locales, se construisent ainsi des complémentarités nouvelles, entre les pratiques gestionnaires des associations de filières et les approches subversives des associations thématiques. La pratique des associations de filières s’inscrit dans une politisation de la vie privée avec le traitement de questions liées à la santé des étudiants, leur vie quotidienne, … que ce soit dans les projets réalisés et/ou dans leurs actions au sein des conseils et groupes de travail. Elles se placent ici en acteur politique fortement novateur, amenant sur le terrain des discussions institutionnelles des problématiques qui en étaient, il y a peu, encore très éloignées. A l’inverse, les associations thématiques placent leur action politique dans un cadre plus large, déjà mieux connu et reconnu, celui des luttes pour la défense de la planète et de l’humanité sous toutes ses formes. Les fédérations, dans le regroupement des discours, sont dès lors le lieu de jonction entre le local et le global. On retrouve ici en partie le concept de coopération communicationnelle chère à Gorz, que ce dernier analyse comme nouvelle dynamique sociale ( 330 ). Mais il reste au réseau associatif étudiant à faire émerger le discours mettant en cohérence ces deux dynamiques.

Cette complémentarité et cette construction d’une synthèse permanente du discours politique du monde associatif étudiant s’appuient en outre sur la technique de l’enpowerment, c’est-à-dire la prédominance donnée au pouvoir du bas. Cette logique, revendiquée par la F.A.G.E. ainsi que par le réseau AnimaFac sur le principe de subsidiarité, cherche à ramener au plus près de l’individu le poids et la force de l’action politique. Elle rejoint en cela totalement les autres revendications de participation politique directe défendues et obtenues par les associations étudiantes, comme la mise en place de vice-présidents étudiants dans les C.R.O.U.S., les universités. Mais là encore, aucun discours, aucune théorisation ne vient définir clairement et explicitement les pratiques mises en œuvre par ce réseau.

Ces réseaux ne sont en outre pas le lieu de construction de normes, de valeurs alternatives explicites au néolibéralisme, puisque les associations étudiantes en sont aussi actrices. Les fédérations d’associations, et dans son ensemble, tout le réseau associatif étudiant, ne se confrontent pas à l’idée de concilier court terme et long terme, puisqu’il n’est pas de dynamique de long terme pour ce réseau, excepté perdurer. En ce sens, ce n’est pas une offre politique complète, car sa finalité terminale se tourne avant tout vers lui-même, sa survie, et pas en direction de l’extérieur.

Le réseau associatif étudiant revêt donc certains aspects assez proches des nouveaux mouvements sociaux. Il se remarque lui aussi par une absence d’horizon autre que la réussite immédiate du projet, de l’action. Il se retrouve à ce titre pleinement dans les discours d’organisations de la société civile : « la notion du concret chez nous, revient sans cesse. C’est important d’élaborer une pensée, mais c’est encore plus important de passer à la pratique ! Contrairement à diverses organisations, où il faut d’abord partager une théorie, élaborée par d’autres, pour en faire partie, il suffit chez nous de partager une pratique. Le décalage avec les militants politiques vient parfois de là. En réalité, il y a même une grande méfiance de beaucoup de nos militants envers les partis, au moins chez ceux qui n’en sont pas membres ! … Nous notre énergie passe d’abord dans des actions concrètes » ( 331 ).Ce discours, issu d’organisations de la société civile, peut tout aussi s’entendre dans le cadre des actions menées par les associations étudiantes, confirmant le parallélisme de comportement. A ce titre, le monde associatif étudiant est acteur participatif des formes à venir de l’engagement collectif des individus.

Notes
328.

( ) MUXEL Anne, op. cité, p 174.

329.

( ) Ainsi, « les principaux acteurs politique de notre futur proche ne seront ni le citoyen, comme dans notre première modernité, ni le travailleur, comme dans la société industrielle ; ils seront, ils sont déjà présents partout où des individus ou des groupes travaillent à combiner une expérience culturelle privée avec la participation à l’univers de l’action instrumentale ». TOURAINE Alain, Pourrons nous vivre ensemble ?, p 492.

330.

( ) GORZ André, Misère du présent, Richesse du possible, Editions Galilée, 1998.

331.

( ) Propos tenus à Jean-Christophe BROCHIER et Hervé DELOUCHE, Les nouveaux
sans-culottes
, Paris Grasset, 2000, p 187.