Les similitudes/divergences avec les autres organisations du monde social :

Pour une très large partie des acteurs du monde social, la période débutant à l’orée des années quatre-vingt-dix constitue un instant de reformulation des stratégies politiques. Aux buts de missions premiers fixés par le projet fondateur, se rajoutent des buts de système : développer le nombre de bénévoles, développer les ressources financières. Ces buts nouveaux doivent permettre une réalisation plus efficiente des buts premiers, d’où une augmentation au fil du temps des moyens consacrés à l’accomplissement de ces buts de système. A cette époque, « la proportion et l’influence des membres qui estiment que les buts de missions ne peuvent être accomplis au mieux qu’en assurant la croissance de l’organisation augmente » ( 338 ).

Dans le même temps, les changements macro-sociaux amènent un certain nombre d’organisations du monde social à transformer leurs buts de missions initiaux. Elles se voient alors dans l’impérieuse nécessité de rapprocher leurs buts premiers des réalités sociales de proximité afin de conserver une crédibilité sociale. L’économique entre donc dès lors dans le discours politique des structures, du fait de l’exigence de prise en charge des questions non résolues par l’Etat. La mise en place de solutions s’adjoint alors d’un discours de transformation sociale que la sphère économique vient nourrir.

L’inscription conjointe de l’action associative étudiante dans la sphère économique et la sphère politique est très antérieure à cette période. Elle est une des conséquences du faible taux de subventions dont dispose ce secteur, l’obligeant depuis longue date à être acteur de la sphère économique. En revanche, et à l’inverse d’une large part des organisations du monde social, le rapport à la sphère politique reste plus distant. Sur le monde étudiant, les organisations abordent moins souvent la question sociale et la déstabilisation salariale, problématiques centrales pour le reste des autres secteurs. La plupart des associations étudiantes n’approchent ces problématiques que sous l’angle des solutions : recherche de jobs, de logements, collecte de fournitures, …. Certaines associations thématiques à vocation humanitaire ou sociale s’insèrent dans un rapport plus politique, mais elles se réapproprient alors pour l’essentiel le discours des organisations du monde social. Quelques exceptions notables toutefois disposent du recul suffisant pour se construire une pensée propre : c’est le cas des réseaux Ingénieurs Sans Frontière, ou des associations de Médecine par exemple.

Cette transformation du rapport au politique n’est pas sans générer des tensions internes au sein des structures du monde social. Elle s’accompagne en effet dans un certain nombre de cas d’une crise du militantisme au sein des organisations les plus anciennes, l’éthique de conviction se voyant supplantée par le professionnalisme et les problématiques financières. Les organisations comme les acteurs participent aux transformations de la place et de la forme des utopies, ces dernières entrant dans une troisième phase de laïcisation : après le bonheur demain dans le ciel, puis le bonheur demain sur Terre, l’action concrète et les réalisations immédiates s’imposent. L’utopie doit désormais s’adjoindre de réponses pragmatiques immédiates qui sont autant de moyens de rendre publique la cause et d’améliorer la visibilité institutionnelle de l’organisation.

Le monde étudiant ne vit pas ce type de difficulté, son action étant depuis ses débuts très largement inspirée par la mise en place de réalisations concrètes. L’utopie n’est pas un élément constitutif de l’action associative étudiante, en ce sens qu’elle ne vise pas à une transformation des rapports salariaux ou des rapports de classe. La dimension politique de l’action menée depuis les débuts du mouvement associatif étudiant est avant tout pragmatique, ce qui tranche fortement avec un nombre conséquent d’organisations du monde social. Si ce dernier se trouve donc confronté aujourd’hui à ce nécessaire pragmatisme du fait de l’impuissance et du retrait des pouvoirs publics dans le traitement de la question sociale, le mouvement associatif étudiant vit en revanche la nécessité des réalisations concrètes depuis de nombreuses années déjà, confirmant son positionnement précurseur.

Il existe sur ce point une différence notable entre associations de filière et associations thématiques dans le monde étudiant. Pour les premières, il n’y a pas de mythe fondateur. Dans les quelques cas où il existe, le départ des pères fondateurs un ou deux ans après la naissance de la structure et le remplacement rapide des élites fait que le mythe s’estompe et disparaît en peu de temps. Ce fut le cas des deux fédérations que j’ai créées, sur la base d’une opposition avec l’Etat. Le conflit s’estompant, la prégnance du projet fondateur se fait moindre, pour être, au bout de quelques années, oublié. Ce pan du secteur associatif étudiant s’inscrit davantage dans une perspective de gestion de structures, où les bénévoles sont mus par l’envie de l’expérience pratique et collective, et moins par une idéologie.

Pour les secondes, la présence d’idéaux sociétaux est plus marquée, notamment pour les structures intervenant sur les domaines du social et de l’humanitaire. Cependant, là encore, le départ des pères fondateurs impacte peu l’organisation et le mythe fondateur. Les buts de système servent de guides. Sur ces organisations comme pour les précédentes, la notion d’apprentissage, d’expérience professionnelle et relationnelle reste centrale pour les bénévoles.

La construction de l’action politique des bénévoles associatifs s’établit donc au travers d’un double objectif de reconnaissance : reconnaissance dans l’instant par les étudiants (expérience relationnelle) et dans le futur dans le monde du travail (expérience professionnelle). Elle rejoint en cela les expériences de système participatif dans les entreprises telles que décrites par Sainsaulieu dans « Sociologie de l’association ».

Dans les organisations du monde social, les groupes générationnels structurent les organisations et le rapport au politique. Il s’ensuit des risques de tensions, des oppositions parfois sur le sens de l’action, dans un conflit entre innovation et tradition. Ces dissensions font souvent suite à l’arrivée de salariés professionnels non militants.

Ce phénomène trouve une retranscription partielle dans l’opposition F.A.G.E./P.D.E. Tandis que P.D.E. s’oppose à l’entrée de tout salarié dans les associations étudiantes et défend le modèle des corporations, la F.A.G.E. travaille avec tout type d’association étudiante et appuie son développement sur l’intégration de l’altérité. Des salariés sont associés au processus afin de favoriser son développement. Le réseau AnimaFac fonctionne de manière identique.

Enfin, l’environnement des associations étudiantes reste paisible tant qu’elles ne s’inscrivent pas dans le jeu politique. Cette limite franchie, il devient hostile, la structure devenant la cible des syndicats étudiants politisés voire d’autres organisations associatives. Lorsque nous avons souhaité présenter des listes I.U.T. aux élections universitaires de Lyon I puis au C.R.O.U.S. de Lyon, nous nous sommes heurtés à de très fortes oppositions de la part des autres associations étudiantes de Lyon. Ces dernières étaient pour l’essentiel d’entre elles affiliées officiellement à P.D.E., quand nous travaillions pour notre part plutôt avec la F.A.G.E.

Notes
338.

( ) DIEU Anne-Marie, op. cité, p 234.