Un fort rapport à la fête et au plaisir hédoniste :

Outre les modalités d’actions fortement orientées vers la réalisation, la construction de soi, tout un pan des activités menées par les associations est dédié à la mise en perspective du corps, le plus souvent au travers d’activités festives. A ce titre, elles révèlent des formes nouvelles de l’engagement collectif des individus dans le monde social. Ainsi, depuis près d’une quinzaine d’années déjà, on assiste au développement d’activités festives ou autre, impliquant un rapport explicite au corps.

Il n’est sur le milieu étudiant plus guère d’associations qui ne fassent pas au moins une soirée annuelle, … (cf. graphique n°43). Comme le montre le graphique ci-dessous, plus de 80 % des associations étudiantes réalisent, au cours de leur exercice annuel, au moins une soirée, un gala.

Graphique n°43 : les différentes actions réalisées
Graphique n°43 : les différentes actions réalisées par les associations étudiantes.

Source : enquête. Le nombre de citations est supérieur au nombre d’observations du fait de réponses multiples (14 au maximum).

En comparaison avec les autres types d’activités, la soirée étudiante apparaît clairement aujourd’hui comme la pierre d’angle de l’activité associative étudiante. Répétition du chaos primordial, la fête permet de vivre ou revivre une violence fondatrice, acte régénérateur, et sert à exprimer une liberté étouffée. Force du présent, émotion collective ou personnelle de l'instant, l’événement festif est l'exutoire qui assure au système sa stabilité. L’individu participant cherche alors à faire éclater les contraintes qui l'entourent, dans des situations de frénésie groupale et à affirmer ainsi son identité personnelle.

La fête dispose en outre d’un rôle structurant important, comme l’ont bien compris tant les responsables associatifs étudiants que les dirigeants des associations du monde social : toute association, groupe, organise au moins une fois dans l’année un repas, une kermesse, une activité festive. En effet, « mettre en place un événement fort et festif … est un bon moyen pour susciter l’attention et l’investissement de chacun » ( 347 ). La fête a toujours été un élément central de la tradition étudiante, se transmettant au fil des années, de génération d’étudiants en génération d’étudiants. Les évènements festifs étaient déjà l’une des réalisations principales des premières A.G.E., et l’U.N.E.F. de 1907 se donnait notamment pour objectif de développer l’esprit d’association et de camaraderie chez les étudiants. Pourtant, si l’ambition reste au fil des époques toujours la même, c'est-à-dire créer des liens entre les étudiants en dehors du contexte scolaire et universitaire, la forme prise par la fête a beaucoup évolué depuis le temps de premières A.G.E., retraduisant la transformation tant du milieu étudiant que de ses aspirations.

Avec l’expansion du nombre d’étudiants dès la fin de la seconde guerre mondiale et plus encore à partir des années soixante, la fête se démocratise. On passe des soirées en maisons closes, des cafés où l’on fume de l’opium et l’on boit de l’absinthe, ou des cercles où l’on lit et discute pour les étudiants plus sages des années 1910, à des soirées plus ouvertes sur le monde et l’extérieur. Si les soirées étudiantes d’aujourd’hui se réalisent toujours dans des lieux semi-clos (salles louées à cet effet ou boites de nuit), elles s’ouvrent désormais à tout public. En effet, la recherche des organisateurs est désormais d’attirer un public beaucoup plus large, diversifié, dans les soirées qu’ils organisent, à des fins de rentabilisation notamment. La contrainte financière fait exploser les cadres strictement corporatistes, obligeant à intégrer la différence. Dans le même temps, on passe de l’étudiant chahuteur, faluchard, et disposant de ressources financières conséquentes du début de la société industrielle, à un étudiant plus proche de ses dépenses, moins immédiatement exubérant.

L’apparition d’une multiplicité de types d’étudiants qui remplacent le modèle de l’Héritier s’accompagne d’une transformation du rapport de l’individu à la fête. Ainsi, désormais, une soirée classique n’est plus tant le lieu où l’on discute, où l’on rencontre des personnes nouvelles, qu’un lieu où l’on vient danser jusqu’au bout de la nuit, mettre en évidence son corps au travers d’un exercice stylistique et physique. La musique, poussée au maximum des décibels, n’incite pas à l’instauration de discussions entre individus qui ne se connaissent pas. Il n’est plus rare désormais, lorsque l’ambiance est présente et que l’alcool commence à produire quelque peu ses effets, de voir des Tee-shirts s’enlevant au rythme de la musique, de croiser des torses de garçons dénudés, même dans une soirée « classique ». Le bar, la scène, le podium lorsqu’ils existent, toute estrade est bonne, à partir d’une certaine heure pour une mise en scène de soi, pour une exposition de soi et de son corps, de ses prouesses physiques et stylistiques.

Sur la piste comme sur la scène, se mélangent souvent, lorsque le nombre fait masse, c'est-à-dire lorsque la foule des spectateurs sert à la fois de motivation à la monstration de soi en même temps que protection, des filles et des garçons qui ne se connaissent pas, et qui n’hésitent cependant pas à mimer de manière sensuelle des gestes, des mouvements très explicitement sexuels. S’exprime au travers de ces gestes suggérés un désir, une envie de se montrer aux autres dans sa sensualité, presque dans son intimité, tout en ne dépassant pas les limites imposées par le cadre (vigiles, formalisme de la discothèque, …). Les suites sexuelles éventuelles se jouent à l’extérieur du regard des autres. Néanmoins, plus qu’auparavant, la soirée étudiante est un des lieux où l’étudiant va pouvoir assouvir son besoin de se montrer, de s’exposer aux autres, plus que dans toute autre soirée. Les associations étudiantes, à l’origine de ces festivités, participent ainsi activement de l’affirmation de soi et de l’expression de ce besoin sur l’ensemble de la société.

Mais la fête constitue aussi un moyen de fédération des étudiants autour de thèmes beaucoup plus sérieux. L’événement festif devient alors une forme d’esthétisation de la révolte. Ainsi, l’I.N.S.A. de Lyon organise chaque année depuis 1991 le Karnaval humanitaire. Au travers de conférences, soirées, défilés, action revendicatrice et action festive se rejoignent. L’expression de la révolte, si elle est un temps fort de l’organisation, est aussi un moment où l’individu doit pouvoir se faire plaisir. Cette recherche et ce besoin du plaisir dans l’action n’est ici que la mise en forme politique de dynamiques sociales mises en évidence par Ehrenberg notamment.

Tout un ensemble d’événements alliant le festif au sérieux est donc utilisé pour mettre en exergue les questions humanitaires actuelles, en même temps que ces moments cherchent à apporter des réponses pragmatiques et efficaces à celles-ci. Parmi les thèmes débattus notamment dans le cadre du Karnaval humanitaire, on trouve par exemple : « Les jeunes dans l’humanitaire », « Mondialisation et commerce équitable », « Pauvreté et faim dans le monde », « Les droits de l’enfant », … Autant de réflexions qui ne sont pas sans faire écho à des manifestations plus globales animées par des structures institutionnalisées de type A.T.T.A.C., C.C.F.D., … Si l’approche s’affirme clairement contestataire et revendicative, elle s’inscrit dans le même temps dans une dynamique de plaisirs immédiats, compensant en quelque sorte le futur forcé des transformations sociales à mettre en œuvre.

Mais d’autres activités se développent, prônant un rapport au plaisir et au corps beaucoup plus intense, notamment sous un angle sportif. Ainsi, depuis quelques années, certaines associations étudiantes organisent des sauts à l’élastique. La tendance culturelle des étudiants s’affirme en effet en direction de lieux, d’actions qui engagent le corps, qui créent une excitation et peuvent être vécus à plusieurs. Les écoles de commerce, fertiles en la matière, mettent aussi en œuvre de nombreuses activités de ce type depuis déjà de plusieurs années : tournoi européen des écoles de commerce, Spi dauphine, Course de l’Edhec, … Plus largement, un nombre important d’associations de filière réalise un ou plusieurs voyages au ski dans l’année.

Les tournois sportifs tendent eux aussi à se développer, et sortent du cadre de la F.N.S.U. Des associations de filière et des fédérations n’hésitent plus à créer des rencontres sportives entre associations ou filières d’une même ville, d’un même campus. Ainsi, l’Association Générale des I.U.T. de Lyon organisait chaque année un tournoi sportif entre les différents départements d’I.U.T. de Lyon, évènement très prisé des étudiants. Dans le même esprit, les Grandes Ecoles de commerce organisent chaque année la coupe Adhémar, rencontre national de ski où pendant trois jours, les différents représentants des écoles se mesurent au travers d’épreuves sportives diverses.

L’accroissement du nombre de ces manifestations dans lesquelles le corps est mis en avant, en valeur, confirme l’implication forte du secteur associatif étudiant dans l’affirmation du nouvel individualisme et donne à voir, par son caractère instituant, les pistes de construction des nouvelles modalités de l’engagement des individus dans le collectif sur le monde social.

Notes
347.

( ) Décisions Etudiantes n° 59, juin 2001, p 7.