Conclusion générale

Qu’ils relèvent d’une activité professionnelle, comme la conduite d’un véhicule industriel ou d’une activité quotidienne, comme les déplacements piétonniers en milieu urbain, les comportements humains représentent un objet d’étude dont l’intérêt n’a d’égal que la complexité.

Les travaux présentés dans cette thèse ont été réalisés grâce au soutien financier du service Advanced Engineering de l’entreprise Renault Trucks, et à la subvention accordée par l’ANR pour la réalisation du projet VIVRE2 dans le cadre du PREDIT.

La problématique générale qui en constitue le fil conducteur, repose sur la prise en compte des comportements humains dans la démarche de recherche et de conception de systèmes d’assistance à la conduite de véhicules industriels.

Cette problématique est située dans le cadre de deux projets de recherche industrielle, l’un ayant un objectif en termes de productivité du véhicule, le projet « Conduite Economique Assistée » ; l’autre un objectif en termes de sécurité des usagers autour du véhicule, le projet « Véhicules Industriels et Usagers Vulnérables de la Route ». Ces deux dimensions majeures de l’activité de conduite d’un camion impliquent des enjeux technologiques, économiques, humains et sociétaux non négligeables.

La démarche choisie pour aborder la thématique de la conception de systèmes d’assistance à la conduite d’un véhicule industriel d’un point de vue anthropocentré, place nos travaux à la croisée de la psychologie cognitive expérimentale et de l’ergonomie. Au-delà de la problématique générale de la recherche, cette thèse illustre la complémentarité des Sciences Humaines et des Sciences de l’Ingénieur ; les ingénieurs conçoivent « à leur image », les psychologues sont formés pour écouter et expliquer, les ergonomes font le lien entre activité humaine et utilisation des systèmes.

L’activité de conception des ingénieurs s’appuie sur les spécifications du produit à concevoir ; celles-ci peuvent être techniques, commerciales ou autres par leur contenu ; prescrites ou préconisées, elles seront réparties en impératifs et en souhaits.

Ayant en vue le futur utilisateur, les Sciences Humaines sont amenées à enrichir les spécifications en fonction de celui-ci, modifiant en conséquence les notions de solution admissible et de solution optimale. Elles peuvent ainsi éviter d’éventuelles divergences entre les qualités techniques intrinsèques d’une part, modus operandi et qualité perçue, d’autre part.

Elles peuvent aussi donner une nouvelle définition, anthropocentrée, du principe de non-régression : l’introduction d’un dispositif d’assistance, si merveilleux soit-il, ne doit pas accroitre la charge de travail de l’opérateur, ni détourner son attention de la tâche de conduite initiale –– bref, ne doit pas faire payer ses vertus par un supplément de pénibilité.

Cependant, prendre en compte les comportements humains pour concevoir un système d’assistance à l’activité, suppose de connaître et comprendre, d’une part les contraintes du fonctionnement humain engagé dans une activité finalisée telle que la conduite d’un véhicule, mais aussi les contraintes inhérentes à l’activité elle-même ainsi qu’à l’environnement (au sens large du terme) dans lequel se situe cette activité.

Notre démarche de recherche a été guidée par la volonté de répondre aux questions pratiques posées par les ingénieurs ainsi que par la nécessité de comprendre et situer l’activité des conducteurs de Transports Routiers de Marchandises, tant d’un point de vue théorique que contextuel.

Les premiers travaux ont consisté à poser le cadre contextuel dans lequel se situe l’activité de conduite d’un véhicule industriel. Ils nous ont permis d’identifier les différents secteurs d’application du Transport Routier de Marchandises, de mettre en évidence la diversité de leurs activités ainsi que les contraintes socio-économiques auxquelles sont confrontés les entreprises de transports et leurs conducteurs. Nous avons pu préciser l’influence des comportements des conducteurs sur la consommation des véhicules et l’importance accordée au couple consommation / temps de parcours dans la gestion économique des entreprises de TRM.

Cette analyse contextuelle a été complétée par des observations informelles de l’activité de « grands routiers » (conducteurs effectuant des transports nationaux et internationaux) dans le cadre du projet CEA et par des analyses d’activité de « chauffeurs-livreurs » en milieu urbain dans le cadre du projet VIVRE2. Ces observations ont mis en évidence l’importante diversité des métiers du TRM.

Ainsi, la diversité des métiers du TRM oblige, avant toute intervention ergonomique liée à la conception d’un système d’aide à la conduite, de préciser le type de véhicule pour lequel le système sera conçu, l’environnement dans lequel il sera utilisé ainsi que l’activité même dans laquelle se situera la conduite.

Après avoir étudié le contexte dans lequel s’effectue le pilotage d’un véhicule lourd, nous avons orienté nos recherches vers un modèle de l’activité humaine qui nous permette d’identifier les différentes composantes du fonctionnement humain et leur organisation en vue d’une activité finalisée. Cette recherche a fait émerger trois modèles génériques (Richard, 1998 ; Martin, 2005 ; et Rasmussen, 1983) à partir desquels nous avons développé notre cadre théorique. La complémentarité de ces modèles nous a permis de mettre en lien, dans une perspective dynamique et appliquée à l’activité de conduite d’un véhicule, les dimensions cognitives principalement impliquées dans les processus du traitement de l’information qui aboutissent à la prise de décision et à la production d’une action.

Pour le conducteur, l’action de conduire se traduit par une longue suite de choix et de décisions plus ou moins conscients. L’environnement dans lequel il se déplace et le véhicule qu’il pilote lui transmettent une quantité importante d’informations qu’il reçoit par l’intermédiaire de ses organes sensoriels. Il doit sélectionner celles qui lui sont immédiatement utiles pour l’action engagée, les interpréter et agir en conséquence sur les commandes du véhicule. L’activité de conduite d’un véhicule est donc composée d’un ensemble de tâches sensori-motrices et cognitives dont l’exécution peut être automatisée ou sous contrôle attentionnel. L’exécution de ces tâches engendre, chez le conducteur, un certain niveau de charge de travail dépendant du niveau d’automatisation des tâches.

Prise d’information, interprétation et action sont les trois étapes clés de l’action de conduite d’un véhicule et s’exercent selon une boucle répétitive. Au cœur de cette boucle se situe le système mnésique qui peut être considéré comme un organisateur central de l’activité. Ses divers composants permettent de médiatiser, de guider, d’orienter, d’initier les processus. Ainsi, la représentation fonctionnelle contenue en mémoire opérationnelle orientera la prise d’information en fonction de la situation en cours ; les représentations et connaissances déclaratives stockées en mémoire à long terme médiatiseront la prise d’information et en guideront l’interprétation ; les connaissances procédurales organisées sous forme de schémas d’action seront activées, par, et pour l’action, et permettront une mise en œuvre efficace et rapide des habiletés cognitives acquises par l’apprentissage et la pratique (l’expertise).

En complétant cette approche cognitive de l’activité humaine par deux modèles adaptés à la spécificité de la conduite d’un véhicule (Michon, 1985 ; et Labiale, 1983), nous avons proposé un modèle de l’activité humaine finalisée qui organise et situe ces dimensions cognitives dans une perspective applicative et méthodologique. Ce modèle voit l’émergence d’une dimension ergonomique fondamentale dans l’activité finalisée : la charge de travail comme conséquence de l’activité sur l’individu. Il est décliné en deux versions :

Analyser l’activité des conducteurs pour apporter un éclairage cognitif et comportemental à la démarche de conception d’un système d’assistance à la conduite d’un véhicule suppose de connaître les spécificités de ces systèmes et les dimensions humaines impliquées dans leur utilisation. La littérature abondante dans le domaine des interactions homme-machine et des systèmes d’assistance à la conduite de véhicules automobiles nous a permis de préciser, d’un point de vue anthropocentré, les problèmes liés aux stratégies d’assistance, notamment en ce qui concerne la présentation des interfaces. En effet, quel que soit le mode de fonctionnement du système, la gestion des interactions entre l’homme et la machine, suppose la diffusion de l’information et nécessite une interface technique par laquelle le conducteur est à même de réaliser son activité. Cependant, l’homme dispose de peu de canaux sensoriels permettant de recevoir et d’interpréter les informations et consignes diffusées par les systèmes d’assistance. C’est pourquoi la grande majorité des interfaces homme-machine installées dans le poste de conduite utilise des modalités visuelles pour délivrer informations et consignes. Cette surabondance de signaux visuels, de plus en plus souvent complétés par des signaux auditifs, risque de provoquer, chez le conducteur, une surcharge cognitive incompatible avec les exigences de sécurité attachées à la conduite d’un véhicule automobile et a fortiori d’un poids lourd. Il devient donc urgent d’utiliser des modalités différentes pour délivrer l’information aux conducteurs.

En collaboration avec les ingénieurs, nous nous sommes appuyée sur ces constats pour proposer une IHM innovante, basée sur un retour d’effort dans la pédale d’accélération, pour le projet CEA. Néanmoins, l’étude expérimentale, appliquée sur simulateur dynamique de conduite pour valider son intérêt, a montré que les informations et consignes données par la pédale nécessitaient d’être « justifiées » par des retours visuels. Ainsi, même si cette pédale à rétroaction haptique a été jugée efficace et intéressante comme interface homme-machine, il semble que les conducteurs ne soient pas encore prêts à accorder une confiance « aveugle » à ce type de système.

Forts de cette expérience et bien que conscients de ne pas appliquer les principes énoncés précédemment, les stratégies d’assistance et les interfaces proposées pour le système VIVRE2 s’appuient sur des modalités visuelles et auditives. Toutefois, l’évaluation ergonomique de ces systèmes sur simulateur dynamique de conduite n’a pas montré d’augmentation de la charge de travail, ni de sa composante mentale lors de leur utilisation.

La connaissance des dimensions contextuelles et théoriques de l’activité de conduite d’un véhicule industriel nous a permis d’établir le cadre nécessaire à l’application de notre démarche empirique. De plus, la finalité de chacun des systèmes proposés a différencié, d’emblée, le domaine d’activité, le type de véhicule à équiper et l’environnement même, pour lesquels l’assistance devait être conçue. Ainsi, pour le projet CEA, le développement d’un système d’assistance à la conduite rationnelle prenait sens pour réduire la consommation des véhicules effectuant des trajets moyennes et longues distances hors milieu urbain ; alors que la problématique de la protection des usagers vulnérables du projet VIVRE2 concernait essentiellement les véhicules utilisés pour effectuer des livraisons en milieu urbain.

Toutefois, bien que les contextes d’application de chacun des deux systèmes projetés soient différents, les travaux ont revêtu le même caractère exploratoire, et la démarche de recherche a procédé de la même logique de réalisation pour chacun des projets :

Chaque étape a permis de dégager des connaissances générales et spécifiques, tant sur un plan scientifique, que méthodologique ou appliqué.

D’un point de vue psychologique et social, nos travaux se sont intéressés aux comportements de deux catégories d’usagers de la route : les conducteurs de poids lourd et les usagers vulnérables, piétons et cyclistes.

Les actions de recherche effectuées dans le cadre général du TRM, nous ont permis d’explorer deux secteurs d’activité des conducteurs routiers, le « transport routier longues distances » et la « distribution » en milieu urbain. Nous avons identifié les contraintes de l’activité de conduite relative à chaque secteur et essayé d’en comprendre les caractéristiques. Du fait de l’objectif pratique associé à chaque secteur, la démarche expérimentale et les outils d’observation diffèrent quelque peu :

Les actions de recherche effectuées auprès de plus de 400 usagers vulnérables en milieu urbain dans le cadre du projet VIVRE2 nous ont permis d’identifier :

D’un point de vue ergonomique et cognitif, hormis les analyses destinées à l’évaluation des systèmes, les résultats portent essentiellement sur l’étude comportementale effectuée sur véhicule instrumenté dans le cadre du projet CEA.

Il semble donc que la charge de travail soit effectivement dépendante de la quantité de ressources attentionnelles mobilisées par l’activité et du niveau d’automatisation des tâches qui la composent.

Compte tenu de ces résultats, il était légitime de supposer que la conduite rationnelle reposait sur des composantes automatisées, acquises par l’apprentissage et l’expérience, et s’appuyant sur des invariants comportementaux identifiables et exploitables par un système d’assistance.

La conduite hors zone verte et l’utilisation de la boîte de vitesse relèvent probablement des composantes automatisées de la conduite d’un véhicule : le conducteur n’a plus recours à une démarche « consciente » pour mettre en œuvre ces automatismes. Ces observations nous semblent intéressantes, non seulement dans le cadre de la conception d’un système d’assistance à la conduite, mais aussi dans le cadre des actions de formation et d’apprentissage. Ce sont, en effet, les composantes les plus automatisées de l’activité qui présenteront le plus de résistance à l’interférence et au changement. Ce sont peut-être aussi celles sur lesquelles un système d’assistance doit essayer d’agir. En ce qui concerne nos travaux, l’Eco-Driving System est prévu pour fonctionner avec une boîte de vitesse automatique, ce qui règle le problème de la conduite hors zone verte et de l’utilisation de la boîte de vitesse. De plus, il nous semble que les conducteurs qui utilisent régulièrement le régulateur de vitesse accepteront plus facilement l’intervention d’un nouveau système d’assistance à la conduite.

Compte tenu de la faiblesse des premiers résultats, nous avons effectué une analyse qualitative des données qui nous a permis d’identifier et de caractériser trois styles de conduite : « efficace », « moyennement efficace » et « inefficace » en termes de conduite rationnelle. Ils s’expriment essentiellement par l’anticipation des événements (ralentissements ou arrêts prévisibles, ruptures de profil), l’utilisation de l’énergie cinétique du véhicule, l’utilisation correcte du régime moteur et la vitesse de franchissement des différents types d’infrastructure, notamment les ronds-points et les virages.

Enfin, nous avons tenté d’expliquer, en termes cognitifs (connaissances, formation, style cognitif) et ergonomiques (charge de travail), la variabilité inter-individuelle observée dans les comportements de conduite.

Toutefois, ces résultats sont à considérer avec prudence. En effet, la taille de l’échantillon, sa composition et l’orientation même de l’étude, n’ont pas permis l’application d’un plan d’expérience pertinent pour une réelle étude différentielle.

En revanche, les analyses des représentations qu’ont les conducteurs de la conduite rationnelle, ont été globalement positives.

D’un point de vue méthodologique, les travaux ont généré la réalisation de plusieurs outils :

D’un point de vue appliqué, les évaluations, globalement positives, des différents systèmes sur simulateur de conduite nous ont permis d’émettre des conclusions et des recommandations quant aux différents systèmes et interfaces proposés.

Notes
128.

Pour rappel, La « zone verte » est la zone de fonctionnement optimal, en termes de consommation et de régime moteur pour les camions. Elle est matérialisée par une zone de couleur verte au niveau du compte-tours des véhicules et se situe généralement entre 900 et 1500 tours. Hors zone verte, le véhicule consomme généralement beaucoup plus. Les conducteurs apprennent à rester dans la zone verte lors des formations initiales à la conduite d’un camion.