Chapitre 1
1. Le corps comme identité sociale et sexuée.

Le corps fera donc l’objet de ce premier chapitre, comme le pivot essentiel à notre suite, comme le point d’ancrage à partir duquel peuvent naître une série de questionnements quant à ses fonctions dans le social, quant à ses techniques et ses usages, quant à sa place dans l’identification des individus et dans leurs pratiques sociales, notamment dans leurs interactions. Pour cela, nous passerons donc par une première analyse des différents marqueurs portés par le corps, sociaux et culturels, puis nous mettrons à jour les prémisses de la problématique de genre, inscrite dans ce corps social.

Mais avant cela, nous devons produire ici une brève définition de ce que nous entendons par « social » ou plutôt par socialisation. Durkheim28 aborde ce processus de socialisation dans une sociologie déterministe en évoquant la nécessité de consensus pour les individus, qui fondamentalement égoïstes et animés de désirs infinis doivent trouver les moyens de maintenir l’ordre social. Ainsi, éviter les conflits, pour faire de l’individu un membre de la collectivité induit d’inculquer à celui-ci le respect d’impératifs sociaux, d’interdits, d’obligations sociales. Le droit trouve donc sa place dans cette société pour sanctionner les éventuels manquements à cette organisation. La socialisation permet donc à l’individu d’apprendre et d’intérioriser les éléments de son environnement pour les intégrer afin de s’adapter lui-même à cet environnement.

‘« Non seulement les types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l'individu, mais ils sont doués d'une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s'imposent à lui, qu'il le veuille ou non. »29

La socialisation, par un processus d’acquisition, induit l’intégration d’une culture et d’une structure sociale, par le biais de l’apprentissage par l’éducation et l’imitation de comportements, de normes, de valeurs, propre à cette culture et à cette structure sociale. Ainsi les actions peuvent être désormais qualifiées de fait social, comme suit:

‘« Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui. Par suite, ils ne sauraient se confondre avec les phénomènes organiques, puisqu’ils consistent en représentations et en actions ; ni avec les phénomènes psychiques, lesquels n’ont d’existence que dans la conscience individuelle et par elle. Ils constituent donc une espèce nouvelle et c’est à eux que doit être donnée et réservée la qualification de sociaux. »30

La « réussite » de cette socialisation passe alors par une intégration telle que le poids du contrôle social ne paraît pas pour les individus et que c’est alors de leur propre conscience (puisque l’intégration de la structure sociale se fait à la structure psychique même de l’individu se socialisant) qu’émanent les adaptations et les identifications à un nous collectif.

‘« Cependant, on pourrait se demander si cette définition est complète. En effet, les faits qui nous ont servi de base sont tous des manières de faire ; ils sont d’ordre physiologique. Or il y a aussi des manières d’être collectives, c'est-à-dire des faits sociaux d’ordre anatomique ou morphologique. La sociologie ne peut se désintéresser de ce qui concerne le substrat de la vie collective. »31

Ainsi défini, ce concept de socialisation nous permet d’aborder désormais les représentations sociales du sujet au travers de son corps, siège de normes, de comportements et de valeurs propres à une structure sociale et à une culture. L’étude des représentations que nous mènerons va puiser ses sources dans les approches et les définitions de Moscovici32. Elias33 reprend également cette conception et met en exergue les attitudes sociales en tant que comportements socialement dictés et en cherche les conditions de modification dans l’espace social. Kaufmann à cet égard reprend la théorie d'Elias dans son étude du corps et indique:

‘« Si, analysant l’individu en tant que processus comme le demande Elias (1991), on tentait d’en dessiner morphologiquement la surface, elle apparaitrait incomparablement plus étendue aujourd’hui que naguère ; l’individu se déploie en mille traces (textes, photos, sites internet, etc.) déposées sur les supports les plus divers. »34

Apportant à la conceptualisation de la civilisation, la notion de civilité, Elias retrace l’histoire de l’avènement de la société contemporaine et propose une explication à l’édification d’un « mur invisible de réactions affectives se dressant entre les corps, les repoussant et les isolant. »35. C’est ainsi que des normes de comportement se trouvent instituées, sous l’influence de la société de cour, puis qu’elles parviennent, par imitation et par reproduction (par la bourgeoisie et par les couches sociales inférieures) à une forme de naturalisation, permettant la pérennité du processus de socialisation, pour Elias, processus de civilisation. La société des individus alors décrite par l’auteur trouve les raisons de son avènement dans l’incorporation individuelle de ces schèmes de comportements.

Mauss articulant cette conception à l’hexis et rattachant là les pratiques sociales à des techniques du corps en tant que procédés culturels d’appartenance à un groupe défini présente lui aussi de nombreux outils de réflexion pour cette socialisation passant désormais par le corps. Goffman, dans l’ensemble de son œuvre, précisera ce type de pratiques faisant écho lui aussi à une socialisation présente dans le langage du corps, il mobilisera pour cela les concepts de l’interactionnisme. Enfin, Bourdieu évoque lui-même cette forme de déterminisme dans les usages et les pratiques des agents en élaborant à son tour la notion d’habitus, dans les années 60, pour expliquer les fondements logiques des comportements des agents dans la limite de leurs champs d’action, composant ainsi avec les deux théories opposées, existentialisme et structuralisme, visant respectivement à proposer la liberté absolue du sujet ou la règlementation objective de ses comportements pour expliquer son action. Bourdieu développe sa propre conceptualisation de l’action, faisant de l’individu un acteur rationnel, lui rendant sa capacité d’action autonome, tout en nuançant sa liberté : l’agent bourdieusien agit par lui-même, non plus seulement en actualisant les règles normatives de la société mais en subissant un déterminisme inconscient, prescrit dans un champ d’actions possibles.

Notes
28.

É. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 1937)

29.

Ibid., p. 4

30.

Ibid., p. 5

31.

Ibid., p. 12

32.

S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 1961)

33.

N. Elias, La société des individus (Paris : Fayard, 1991)

34.

C. Bromberger, P. Duret, J. Kaufmann, F. D. Singly & Collectif, Un corps pour soi (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 2005) 69

35.

N. Elias, La société des individus, op. cit.